Albert, l’expert en structure tubulaire.

Immeuble de bureaux, 85 rue Jouffroy-d’Abbans (Paris 17e).

Livré en 1956 par Édouard Albert.

Restant dans cette veine de l’architecture française moderne qui misait gros sur la structure, dont Perret était la figure emblématique avec son système ossature / remplissage faisant du béton armé le matériau par excellence, voici un chemin de traverse : le revival du métal. Sauf dans le cas d’une tour parisienne parfois vendue en porte-clefs, ce matériau – qui connu son heure de gloire dans la seconde moitié du XIXe siècle – fut toujours associé au verre : depuis le Crystal Palace de Londres (ravagé par un incendie) en passant par celui de Madrid jusqu’au Grand Palais et sa splendide verrière puis… « plus rien », comme l’exprimât amèrement Édouard Albert lors d’une conférence en 1964.

Fils d’un ingénieur spécialisé en tuyauterie, Édouard Albert (1910-1968) travailla d’abord dans l’entreprise de son défunt père. Reçu premier à l’École des Beaux-arts en 1933 (où il enseignera, à partir de 1958, comme chef d’atelier) et inscrit dans l’atelier de Debat-Ponsan, il fut diplômé dès sa quatrième année puis… vint la guerre, et son lot de conflagrations. Après guerre, à l’heure de la Reconstruction, il commença des recherches – sur la préfabrication, le béton précontraint, les matériaux légers, etc. – afin de renouveler l’art de construire (l’essence même de l’architecture). Sa première commande importante le fixa sur l’idée d’alléger la structure, parce que « L’espace est là, libre, la masse oubliée » disait-il. Faisant le choix des profils creux, en l’occurrence les tubes d’acier, et appelant à ses côtés l’ingénieur Jean-Louis Sarf pour l’aider à résoudre les problèmes techniques, il construira notamment : la tour Croulebarbe (1960, 13e) – déjà publiée chez nous -, le bâtiment administratif d’Air France (1960) à Orly, la faculté des sciences à Jussieu (à partir de 1964, 5e) et la bibliothèque universitaire de Nanterre (à partir de 1967). Enfin, que d’ « à partir de… » furent mentionnés ici parce qu’en ce début d’année 1968 une nouvelle crise d’asthme finira par l’emporter.

Il était une fois, au 85 rue Jouffroy-d’Abbans, un hôtel particulier en R+2 (jadis occupé par Gustave Eiffel) appartenant à l’Épargne de France. Souhaitant un immeuble de bureaux de grand standing, le maître d’ouvrage exigea de l’architecte d’exploiter la hauteur limite autorisée (31m) et de produire un maximum de surface de plancher (modulable suivant les besoins). Or, pour d’obscures raisons d’assurance, il fut impossible de démolir le petit hôtel ; Albert devait donc le « surélever », comme on dit dans notre jargon, y superposant 6 étages dont 2 sous toiture. Ainsi, hormis quelques percements pour installer – de mitoyen à mitoyen – deux de ses portiques (les deux autres seront en façades), Albert enveloppa l’hôtel, lui donnant accès – via une petite cour – par-delà une partie de la façade qu’il laissa à claire-voie. Derrière la structure tubulaire apparente, il joua sur le contraste des vitrages : tantôt translucides, tantôt transparents ; aussi, ses châssis ouvrants en imposte étaient en acajou, c’était chou. D’ailleurs, le bâtiment fut primé en 1958 par le Cercle d’études architecturales. Mais la vie d’un bâtiment n’est pas un long fleuve tranquille… Trois ans après la fin du chantier, il fut décidé de démolir l’hôtel, et donc de fermer les vides de la façade ajourée. Plus tard, des verres transparents remplaceront les translucides, et des châssis métalliques ceux en bois. Bref, la perception de l’architecture française… dans toute son inélégance.

Aujourd’hui, malgré cette « chirurgie plastique » intempestive, permettons-nous de juger que la façade a tout de même de beaux restes. Et ce qui saute aux yeux, c’est qu’elle affiche, par rapport à son voisinage, une franche modernité, un véritable bond en avant technique et esthétique. Il est le fruit d’une innovation en matière d’allègement (et d’aération) d’une façade : par la mise au point d’un système constructif et formel (c’est-à-dire alliant ossature et plastique) et par le choix d’une structure métallique (en contrepoint du principe de Perret). Albert et Sarf expérimentèrent la structure tubulaire… signe des temps, de ces jours heureux de l’architecture française où quelques uns s’adonnaient à des recherches « constructives ». Par exemple J. Balladur qui fit un choix approchant mais différent rue de la Victoire [NDLR : voir article du 24 juillet 2020] de celui d’Albert, pourtant tous deux trouveront dans cet « art de la trame » une expression plastique abstraite soignée. Mais voici comment se dessine la patte d’Albert, expert ès tubulaire. La structure porte la façade devant son nu extérieur, distinguant ainsi les fonctions d’ossature et de fermeture ; elle est constituée de tubes minces, remplis de béton fin (améliorant l’isolation phonique et la résistance au feu), selon une trame serrée facilitant la disposition de cloisons mobiles (répondant aux nouvelles exigences de souplesse d’agencement des bureaux). Ah ! la vérité des structures par « l’art de la trame », entre foisonnement et espacement : que vous vous placez de biais ou en face, vous y verrez soit la multitude d’une forêt soit le dégarni d’une clairière. – Là, tout n’est que verre et acier, Audace, transparence et légèreté. Au-delà de la façade, et appréciés du maître d’ouvrage, quelques gains notoires : un niveau supplémentaire sera obtenu grâce à des planchers amincis, des mètres carrés seront glanés car Albert obtiendra de placer ses tubes fins en façade – vendus comme « décoratifs » – en avant de l’alignement, un délai de chantier raccourci (montage sur place d’éléments préfabriqués en usine). Notons enfin le dessin de la toiture, qui reprend l’oblique des règles d’épannelage du gabarit, et qui épouse la courbe de superbes poutres qu’Albert dessina pour y charpenter un espace en plan libre.

Peu préoccupé par le style et adepte d’architecture prospective, Albert continuera ses recherches jusqu’à ébaucher des structures spatiales où le vide « est important car il contient tout en puissance » ; elles resteront dans ses cartons, funeste destinée… Toutefois, comme l’audace n’est jamais vaine, rappelons à quel point ce chemin fut de traverse : par rapport à l’immeuble de bureaux d’Honegger avenue Wagram, un an et une cinquantaine de mètres les séparent. Au final, le tube qui, un temps et grâce à Albert, fut upgradé en le faisant passer du stade de partie constitutive d’échafaudages à celui de structure porteuse, retourna à son statut d’origine, à peine prépondérant à celui du roseau…

LFAC

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