Ginsberg, incontestablement moderne.

Résidence de la Muette, 19 rue du Docteur-Blanche (Paris 16e).

Livrée en 1953 par Jean Ginsberg (et Georges Massé).

Il était un petit coin à Paris où, jadis, on aurait pu s’entendre dire : «  les grands esprits se rencontrent ». C’était il y a plus de cinquante ans, du côté de la rue du Docteur-Blanche (16ème). Permettez que je guide vos pas ? Bien. Sortis de la station de métro Jasmin et arpentant la rue de l’Yvette, où nous aurons remarqué à main droite quelques chouettes résidences datant des Trente Glorieuses, nous débouchons au beau milieu de notre rue, carrefour de ce qui fut – un temps – le pré carré du logement moderne. Pensez donc, à quelques 100m sur la gauche se trouvent les grilles d’entrée du square du Docteur-Blanche au bout duquel réside la Fondation Le Corbusier. Alors qu’à droite, là où nous allons, à un jet de pierre, nous tomberions sur la rue Mallet-Stevens où le célèbre architecte construisit d’admirables hôtels particuliers. Mais après quelques pas, nous voilà au pied d’un immeuble en tous points remarquable, la Résidence de la Muette, œuvre de Jean Ginsberg, le grand architecte parisien du logement moderne d’avant et d’après-guerre.

Oui, Jean Ginsberg (1905-1983) fut à Paris, à partir des années 1930 et pendant plus de 30 ans, l’architecte par excellence du logement moderne, certes résidentiel et de standing. Faut dire qu’il a été à bonne école, jugez plutôt ! Après avoir quitté, en 1924, sa Pologne natale pour rejoindre la France, il s’inscrivit à l’École Spéciale d’Architecture pour y suivre les cours d’un enseignant (et ancien élève) qui introduisait le programme « mouvement moderne », un certain… Robert Mallet-Stevens. Bim ! Diplômé en 1929, il fit alors un court crochet du côté de l’atelier rue de Sèvres d’un certain… Le Corbusier. Bam ! Enfin, il termina sa « formation » par un petit séjour chez… André Lurçat. Boum ! Bim, bam, boum, un monstre était né, il s’appelait Ginsberg, et il cristallisa la modernité. De ses réalisations, Paris, et plus localement le 16ème arrondissement, en regorge… et quel ne fut pas mon embarras pour en choisir un ! J’aurais pu opter, par exemple, pour ce magnifique immeuble du 42 avenue de Versailles (1934, 16ème) où la rotonde d’angle, se substituant au traditionnel pan coupé, articule deux volumes contraires se caractérisant par deux façades : pleine et massive sur la rue étroite, aérée et légère sur la large avenue. Mais mon choix se porta sur l’emblématique résidence de la Muette, et voici pourquoi.

Primo, le contexte. Le programme : un ensemble résidentiel de 50 logements sur une jolie parcelle oblongue, orientée est-ouest (le top). L’environnement : un tissu urbain plutôt traditionnel (hormis la rue d’à côté). La conjoncture : le règlement provisoire de 1950 (alignement sur rue, gabarit, etc.). Aïe ! Ginsberg, l’architecte, a des idées novatrices sur le logement moderne, alors que le préfet… Donc ça coince, et donc c’est le moment d’appeler un ami. « Allo Eugène ? », l’influent E. Claudius-Petit alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Verdict : foin du tout-venant, faites place à la modernité ! Deuzio, le résultat. Ici donc, Mesdames et Messieurs, vous est présentée une véritable pièce d’architecture moderne. Oui, une pièce, et en deux actes s’il vous plaît. Dans le premier, vous serez introduits dans son rapport à l’urbain, parce que – permettez-moi d’être catégorique – l’architecture commence toujours au coin de la rue, pile au moment où, déambulant, votre œil se pose dessus. Là est la porte d’entrée en architecture. Dans le second, il s’agira de sa rationalité esthétique, l’essence même du moderniste, celui qui sait récolter les fruits mûrs, à portée de main, s’en nourrir et continuer son chemin vers d’autres horizons.

Alors, plantons le décor… c’est-à-dire le parti pris de l’architecte. Et comme je vous l’avais soufflé, il est visible depuis la rue. Traditionnellement, le bâti est en R+6+combles, aligné sur rue, et donc en forme de U avec cour intérieure. Eh bien chez Ginsberg, il en sera autrement. Il va composer avec trois corps de bâtiments disposés en H : une petite tour centrale en R+11 (justifiant de fait, par son gabarit, un retrait de l’alignement) flanquée de deux bas (R+4) et fins bâtiments perpendiculaires assurant les mitoyennetés jusqu’à la rue. Vous l’avez compris, il a voulu exploité au maximum la parcelle pour dégager l’emprise au sol et y implanter un vaste jardin, avant et arrière. D’autant que sa tour est carrément plantée au milieu de l’espace paysager, juchée sur des pilotis (un des attributs du moderniste) elle permet une continuité des vues et des passages de bout en bout du terrain. Donc oui, depuis l’urbain (la rue) s’ouvre l’architecture, et on y voit une profondeur, cet espace libre, puis la construction, un corps les bras ouverts accueillant végétation, air et lumière. L’habitat mis en scène.

Vient alors le second acte. D’abord avec ce jardin, espace vert d’exposition à ciel ouvert, accueillant – naturellement – un bassin bleu alimenté par une fontaine-sculpture noire (de Pierre et Véra Székely et André Borderie) tous deux aux formes arrondies. Rationalité esthétique car cette composition horizontale de formes et de couleurs vives vient équilibrer, en contrepoint, le bâti, autre composition mais blanche et tramée, minérale et verticale. Le bâti moderne, et ses fruits mûrs (cf. Le Corbusier) de tantôt, à savoir les pilotis et le toit-terrasse, deux ouvertures aménagées, l’une terrienne et l’autre aérienne. Mais aussi ses loggias, profonds espaces de transition (à mi-hauteur) entre la ville et le logement, le public et le privé, où l’alternance des pleins et des vides, apparente dissymétrie, rompt la monotonie par un effet vibrant et fait apparaître l’individualité de chaque logement. Rationalité esthétique d’une tour qui, dans un jeu de renvoi avec le jardin, occupe admirablement la place d’honneur.

J’aurais pu aussi vous parler de qualité d’exécution, et de finition, de ses pignons travaillés et de magnifiques halls d’entrées proposés… mais ça sera pour une prochaine fois. Partout avec Jean Ginsberg, on est en Architecture, celle avec un « a » majuscule. Sachez enfin que chez les plus grands architectes modernes, souvent, leurs constructions sont enveloppées des plus belles matières, l’air et la lumière.

LFAC

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