TOUR TOTEM
57-59 quai de Grenelle – Paris 15e.
Tour d’habitation de 208 logements de grand-standing.
Livrée en 1978 par Michel Andrault & Pierre Parat.
Totem, je t’aime. Tu es grande, tu es rock, et en plus tu es bien foutue. Pardonne-moi ce langage un peu trivial, mais à tes pieds j’en bafouille, moi promeneur des berges émerveillé devant tant de beauté sculpturale. Dès le premier regard, j’ai su que c’était toi. Ô ma dulcinée, comme tu es superbe dans cette combinaison en velours côtelé brun, qu’on devine à peine sous une robe bouffante à carreaux miroitants, portée avec plein de grâce par tes bras élancés. Vous l’aurez compris, Totem et moi… c’est du sérieux! Alors, permettez-moi de vous présenter ma nouvelle chérie: la tour Totem, résidant au 57-59 quai de Grenelle (Paris 15e) et recevant 208 logements de grand-standing, née il y a plus de 40 ans des architectes Michel Andrault et Pierre Parat.
Suite à cette déclaration quelque peu licencieuse, je me dois de reprendre mon sérieux pour vous rappeler brièvement les contextes historique et pratique. Durant les années 1950, de grandes opérations d’urbanisme à Paris (Front-de-Seine, Maine-Montparnasse et Italie XIII) seront menées par Raymond Lopez, alors chargé d’établir le schéma directeur d’aménagement: un programme qui s’étalera au final sur deux décennies (1958-1978). L’objectif est formel: donner naissance à la ville nouvelle, une ville moderne, car selon lui « la ville est le lieu de l’histoire ». Cette parenthèse audacieuse profitera alors d’un alignement des planètes: les préceptes de Le Corbusier, la volonté politique de G. Pompidou et la manne budgétaire des Trente Glorieuses. Reprenant à son compte une partie des principes établis par la Charte d’Athènes pour un nouvel ordre urbain, il établira un modèle de référence (comme modèle national différent du modèle américain) se traduisant par un diagramme tripartite où habiter, travailler et circuler prendront respectivement forme en hauteur (les tours), en épaisseur (la dalle) et en horizontalité (les automobiles). Bref, du rationnel au service du fonctionnel. Et, qui plus est concernant le Front-de-Seine, sur un site exceptionnel puisque face à la Seine, l’île aux Cygnes et la maison de la Radio, et à une encablure de la tour Eiffel. Portrait de groupe avec nuages cotonneux.

Je tiens aussi à vous notifier – en peu de mots – les bases de travail adoptées concernant les tours sur dalle sur ce site, pour mieux en apprécier la réalisation. Au sol, privilégier les circulations automobiles pour irriguer le bâti: circuler et approvisionner. Le bâti sera conçu suivant trois critères: les activités de proximité (stationnement, équipements publics et commerces) s’inscriront dans l’épaisseur d’une dalle (4 niveaux dont 2 enterrés), dont le toit sera paysager et piétonnier; la majorité des bureaux logeront dans des immeubles bas; enfin les logements, l’hôtellerie et le reliquat de bureaux seront distribués en plateaux dans des tours (au nombre de 20), profitant du panorama. Concernant ces tours, les prescriptions étaient les suivantes: leurs pieds – dissociés de la dalle – observeront une taille de guêpe afin d’en dégager l’emprise au sol et la rendre aux piétons déambulant sur le toit de la dalle; aussi, elles seront toutes de même hauteur (environ 95m), mais variées dans leurs volumétries. Ces deux directives sont essentielles: la première offre aux habitants et promeneurs l’équivalent d’un sol surélevé loin des nuisances de la circulation automobile, la seconde donne une force collective à l’ensemble et me rappelle un mot de je ne sais plus qui disant: « les gratte-ciels ne vont bien qu’en troupeaux! ». Ces tours, dissemblables et réunies dans un jeu subtil de densité et de perspectives: un modèle urbain comme un modèle de vie.
Les préliminaires ayant été exprimés… Elle est née du dessin, du dessin qui libère la pensée de l’architecte. Et ici, il s’est fait à grands traits – expressifs – énonçant la forme, relevé par une palette – réduite – de couleurs évoquant la fonction. Comme déjà élaboré à Tolbiac (centre Pierre-Mendès-France, université Paris-1), Andrault et Parat adoptent un schéma simple et pratique, où autour d’un noyau en béton s’accrochent par rayonnement des cubes en verre et acier. Le premier – opaque – rassemble les espaces servants (les circulations verticales: ascenseurs et escalier), les seconds – translucides – sont occupés par les espaces à vivre (les logements). Le premier – solide – est ici traité en teinte brune à relief cannelé, les seconds – légers – ont ici des reflets bleutés quadrillé d’une serrurerie de teinte « chocolat ». Alors, je pourrais aussi vous dire que les spécialistes y voient plutôt une inspiration dans le métabolisme japonais, spatial ou extensible. Que d’autres, plus romantiques, biberonnés chez Mère Nature, évoqueraient un arbre de vie, assimilant le noyau à un tronc d’arbre d’où partiraient quelques branches portant un feuillage foisonnant aux reflets indigo. Et puis, à quoi bon savoir « comment ça tient? » ou aller gratter le détail! C’est par le mystère qu’on entretient la magie, chandelle de l’espérance qui illumine l’émerveillement. Dommage que, du haut de son arrogante plastique, elle ne pût empêcher que cette chandelle des années d’architecture exaltante ne soit soufflée. Ci-gît les Trente Glorieuses.
Ici, le modèle national a des allures de top-modèle, sculptural et superbement habillé. Regardez-la défiler sur son podium, devant ces autres demoiselles du Front-de-Seine où chacune est vêtue selon la tendance du moment (les années 1970). « On nous Claudia Schiffer », chantait Alain Souchon; peut-être ai-je, moi aussi, « soif d’idéal »! Cette architecture, c’est de la haute-couture. Les logements sont déportés sur l’extérieur pour mieux rayonner, mais ils semblent aussi accrochés, portés et suspendus, et retenus par une sorte de chaîne d’arpenteur empruntée à un géant de l’architecture. Andrault est sculpteur à ses heures perdues, et Parat peintre. Tu m’étonnes que la plastique de Totem soit aussi finement dessinée et ciselée!
Et à ses pieds si je me sens écrasé, c’est uniquement par sa splendeur, son magnétisme, sa majesté; un « je ne sais quoi » qui fait d’elle la plus belle, celle dont l’image persiste dans ma mémoire comme un symbole d’esthétisme moderne. Avec elle, je fais corps. Et quand bien même mes photos ne te rendent pas hommage, sache Totem que je t’aime.
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