Sauvage… et raffiné.

Immeuble d’habitation “Studio Building”, 65 rue Jean-de-La-Fontaine (16e).

Livré en 1929 par Henri Sauvage.

Au concours des immeubles d’habitation aux façades recouvertes par les céramistes Gentil & Bourdet, suivant que le jury note la proportionnalité ou la quantité, l’outsider Studio Building serait certainement à touche-touche avec l’immeuble Deneux (rue Belliard, 18e), favori s’il en est. Cependant, et sans vouloir interférer dans la délibération, avançons séance tenante quelques arguments qui stimulèrent notre choix. Nonobstant l’exiguïté des rues des Perchamps, du Général-Largeau et Jean-de-La-Fontaine qui le cadrent et empêche la réalisation d’une photographie d’ensemble, notre candidat propose donc trois façades contre deux à son concurrent. Ahah, argument choc… mais non suffisant ! Décisif, et plus conséquent, fut celui de l’identité de son auteur : Henri Sauvage (1873-1932). Tenu pour l’un des architectes les plus importants du XXe siècle, il fut aussi novateur à bien des égards ; et c’est pourquoi LFAC, faisant ses premiers pas, consacrait déjà sa une à son bâtiment phare (celui de la rue Vavin) mais fut alors peu disert sur sa courte et riche carrière. Aujourd’hui, prenant à témoin l’une de ses dernières réalisations, nous revenons vers lui, comblant notre défaut de jeunesse en lui rendant ce que nous lui devions.

Dans les pas de son père. Alors âgé de deux ans, le petit Henri (quatrième d’une fratrie de six où il devint trop tôt l’aîné) et sa famille quittèrent Rouen pour Paris. Bachelier ès lettres puis étudiant l’architecture à l’École des beaux-arts sans atteindre le diplôme, il travailla dans l’entreprise paternelle. Industriel du textile, son père l’initia aux pochoirs pour tentures murales – dont il déposa le brevet – et lui inculqua la mentalité de chef d’entreprise. Le pied à l’étrier, le jeune Henri fonda alors à Paris en 1895 son agence de décoration. Au fil de ses constructions, et solutions nouvelles en guise de protection de ses structures en béton armé, sa prédilection pour le décoratif empruntera la voie du revêtement.

L’accommodant ébéniste. Conseillé par Frantz Jourdain (sur qui nous reviendrons), l’ébéniste et décorateur Art nouveau Louis Majorelle confia en 1897 au jeune Henri, lui formulant que « l’œuvre d’art total ne peut être l’ennemi du succès commercial », les plans de sa villa nancéienne. Réputation faite, le carnet de commandes de l’apprenti architecte ne désemplira plus. En 1913, l’architecte confirmé lui livrera ses bureaux (rue de Provence, 9e) qui, avec son décor épidermique, nous dit-on, furent la première manifestation de l’Art déco.

Le pain quotidien : les frères Sarazin. L’aîné, c’est Charles : architecte rencontré aux Beaux-arts, il sera son associé une quinzaine d’années. Le cadet, c’est Paul : ingénieur des Mines et le businessman dans l’affaire qui prend forme, il apporta à la nouvelle agence de lucratives commandes. Dès 1904, en pleine révolution industrielle, Sauvage & Sarazin réalisèrent nombre d’immeubles d’habitation à bon marché (HBM) proposant, ici ou là, des solutions nouvelles quelquefois brevetées. En 1909, ils débutèrent l’étude du système de construction d’immeubles à gradins, breveté en 1912, qui évase le profil des rues et augmente d’autant leurs éclairement et aération, y compris ceux des appartements. Dans la foulée, naîtront les réputés immeuble de rapport du 26 rue Vavin (1913, 6e) et immeuble de logement social du 13 rue des Amiraux (1913-1928, 18e) au volume central accueillant une piscine publique. Véritables témoignages d’architecture moderne, ils révèlent et consacrent l’esprit rationaliste et novateur de leurs auteurs.

Monsieur Jourdain. Non pas le bourgeois gentilhomme de théâtre mais l’homme de lettres et amateur d’art (il créa, en 1903, le Salon d’automne) Frantz Jourdain. Architecte et polémiste, proche des Sauvage et père spirituel de notre architecte, il l’accompagna – de près ou de loin – dans tous ses combats (anti-académiques) et sa quête de solutions (nouvelles). Associés sur les grands chantiers de la Samaritaine, l’extension du magasin n°2 (1928) et la construction du magasin n°3 (1930), ils expérimentèrent notamment, dans une maîtrise totale de la production architecturale, l’usinage d’éléments spécifiques appliqué à la conception de structures métalliques : la « construction rapide », plus tard appelée préfabrication.

Raffiné (cf. Le Petit Robert) : Qui témoigne d’une recherche ou d’une subtilité remarquable. Certes trapu, cet ensemble de 50 logements destinés à des artistes – ou plutôt « à une clientèle aisée se piquant de modernité » – l’est pour le moins ! Organisé autour d’une cour fermée recouverte de carreaux de céramique Graiblanc – dont la réverbération améliore la luminosité -, il est majoritairement occupé de duplex : séjours double hauteur avec cuisine équipée, et coursive distribuant chambres et salle de bain. Tous les équipements sont électriques et les déchets, évacués par vide-ordures automatiques, sont treuillés en sous-sol par wagonnets vers la rue. Les planchers sont en béton armé sur coffrage perdu de type Solomite (panneaux de paille compressée armés de fil de fer assurant l’isolation acoustique), les poteaux  enveloppés de Celotex (fibre de canne à sucre en feuilles épaisses pour éviter les ponts thermiques) et les cloisons sont doubles (avec vide isolant intégré). Recherche remarquable ?… que de sophistications techniques ! Quant à la subtilité, elle associe la plastique au décoratif. Sur une structure en béton armé, un revêtement de carreaux émaillés distinctif : gris sur les surfaces planes et marron dans les retraits (les embrasures), polychrome – blanc, gris et marron – sur les parties saillantes ; ou la démonstration d’une rationalité maîtrisée quand il s’agit, d’une part, de renforcer le jeu des volumes, tout en retraits et saillies, et, d’autre part, de juxtaposer les échelles de lecture des ouvertures, monumentale par les grandes baies vitrées des ateliers et intimiste par les petites fenêtres des appartements. Le Corbusier et Mallet-Stevens le considéraient comme un maître, sans doute le premier pour sa recherche et le second pour sa subtilité… Pour autant, voici une « œuvre d’art total », dans l’esprit que lui souffla jadis l’un de ses mentors, comme une boîte à double-fond aux trésors dissimulés !

Désormais au point sur le parcours de cet architecte flirtant avec le génie (sur le plan constructif, s’entend), que pourrions-nous retenir de son œuvre ? De toute évidence, la qualité constructive exceptionnelle du patrimoine bâti – en témoigne son excellent état de conservation – doublée d’une créativité remarquable de modernité si bien que nouveautés hier sont aujourd’hui devenues repères. Surtout, sans relâche, il travailla pour l’amélioration de l’habitat.

LFAC

%d blogueurs aiment cette page :