Les triplées de La Rapée.

Tours Gamma A-B-D, quai de La Rapée & rue Van-Gogh & rue de Bercy (12e).

Livrées en 1973 par Jean Dubuisson.

Imposant l’horizontale, pourvoyeuse de calme et de stabilité, logements de masse obligent il ajoutera la verticale, accédant ainsi à la densité par la hauteur. Tandis que les espaces intérieurs commandaient encore le rythme des façades, il modifiera leurs typologies et cherchera une nouvelle apparence. Il tira alors des lignes, droites, entrecroisées, tant et si bien qu’il dessina des façades abstraites.

Chez les Dubuisson, on est architecte de père en fils, ou plutôt de grand-père à petit-fils. Jean, très tôt à l’aise en dessin et technique, diplômé en 1939 dans l’atelier Pontremoli, premier Grand Prix de Rome en 1945 qui l’envoya à Rome puis à Athènes, fut de retour en France dès 1950 et sauta dans le train – déjà en marche – de la Reconstruction. Néanmoins, celui qui – comme Pouillon – voulait loger toute une population en bâtissant mieux, plus vite et moins cher, ne se ménagea pas : tout au long de sa carrière, nous dit-on, il aurait construit plus de 20.000 logements. Il fit le choix de l’industrialisation, par souci d’économie qu’il reversait aussitôt dans le second œuvre, la qualité et le confort des intérieurs ; mais aussi celui de l’élégance, grâce à ses dessins de résilles en façades, communément appelées « grilles Dubuisson » [voir, à Maine-Montparnasse, le Village Mouchotte (article : « De la maille en barre. ») et le 85-89 bld Pasteur suivant une trame similaire dite écossaise]. Son parcours, jusqu’ici, fit de lui un as en matière de plans aux typologies savantes. Lui qui fut préposé à faire des barres – du logement de masse, était-il disposé à faire des tours – des plateaux de bureaux ?

Alors que le programme de La Défense était lancé, où il réalisa l’une des toutes premières tours (Crédit Lyonnais, 1971) prévues au plan initial, Dubuisson était déjà depuis quelques temps occupé à étudier les aménagements futurs du secteur des 3 gares (Lyon, Bercy et Austerlitz) : vaste terrain couvrant 10 ha et enjambant la Seine où il était question, notamment, d’implanter un nouveau pôle tertiaire (pour rééquilibrer l’est parisien) à proximité de la gare de Lyon réorganisée à l’occasion pour accueillir le RER et le TGV. Maintes discussions autour de l’avant-projet n’aboutiront qu’à de nombreux retraits – dont celui de la RATP (et ses terrains) – ne laissant désormais à Dubuisson qu’un espace rabougri et isolé, les 10.000 m2 constituant l’îlot La Rapée, entre la rue de Bercy et le quai de La Rapée, chevauchant la rue Van Gogh. La SETEC, bureau d’études aux compétences multiples et qui connaissait déjà l’architecte – probablement depuis sa réalisation du SHAPE Village (1952, Saint-Germain-en-Laye) -, fut mandatée pour s’en occuper et le désigna comme son architecte en chef. Aussi, il fut convenu, en accord avec Louis Arretche (nommé pour la rénovation du secteur Gare-de-Lyon) et suivant le principe choisi précédemment par Raymond Lopez pour l’opération du Front de Seine (15e), d’adopter un plafond commun (ici inférieur à 60m, le beffroi de l’horloge culminant à 64m) pour tous les bâtiments afin de maîtriser le point de fuite que constitue la rue de Bercy au nord et, au sud côté Seine, un recul par rapport aux berges de la séquence des bâtiments afin de constituer un front bâti unifié et perceptible depuis la rive gauche. Au final, Dubuisson élèvera pour sa part – constituant l’opération Gamma – 3 tours (25.000 m2 de bureaux) réunies sur un socle commun (20.000 m2 de commerces), un peu dans l’esprit de son musée des Arts et Traditions Populaires (fermé en 2005 car déménagé à Marseille et, aujourd’hui, en pleine restructuration…) où le concept de socle favorise l’unification des espaces au sol et dissimule les services techniques. Un parking de 1.200 places occupera les sous-sols.

Décidément, ce pays aux grands architectes modernes n’apprécie pas son architecture ! Quelques années plus tard, on décida non seulement de « déposer » la passerelle surélevée rejoignant les deux socles flanquant la rue Van Gogh puis, dans un même élan (certainement dû à l’attractivité du spot Gare-de-Lyon), de « repeindre » le socle Gamma (jadis, les bandeaux vitrés étaient séparés de massives lignes en béton et de minces joints respectivement peints en blanc et en noir : superbes horizontales en opposition aux verticales des tours) et de « retoucher » les enveloppes des deux tours de M. Herbert et celle de R. Gonthier. Fort heureusement, les tours de Lyon, Matteï et Traversière (celle-ci du même Dubuisson) furent grandement épargnées. Et les trois Gamma itou… même si la D (aujourd’hui reconvertie en hôtel) laisse apparaître une troublante « façade intérieure ». Cependant, nos triplées forment un tout par leurs volumétries et le traitement répétitif en façade où, selon certains angles de vue et au moyen de leurs murs-rideaux à l’implacable symétrie, chacune miroite dans un jeu de reflets les traits distinctifs de leur gémellité. Ces résilles extérieures, sans faste et égales, faites de profils en aluminium anodisé de coloration naturelle pour les verticales et peints en noir pour les horizontales, sur un verre poli transparent ou émaillé, dessinent en fait… des horizontales tirées vers le ciel, pourvoyeuses de calme et de stabilité, sorties d’un même ventre (le socle), celui de l’architecte. Et lorsque ce ciel les couve tantôt d’une nappe nuageuse tantôt des rayons rasants du soleil, ces tours se mettent à l’unisson et se voilent de grisaille ou de teintes mordorées. « La perception visuelle guide la perception sensorielle », dixit Dubuisson.

Formé à l’architecture classique enseignée aux Beaux-Arts, prenant connaissance des principes de l’industrialisation afin de les adapter à sa vision du logement de masse, ayant observé les œuvres de L. Mies van der Rohe et rencontré A. Jacobsen aux façades à la simplicité apparente et dont il s’inspira, Jean Dubuisson (1914-2011) réalisa sur trois décennies une œuvre épurée, une architecture aux façades comme des tableaux abstraits. En 1983, après l’avènement du postmodernisme, il ferma son agence avouant ne plus rien y comprendre… tu m’étonnes ! Cependant, il restera dans les mémoires comme l’un des plus grands, et des plus influents au-delà de la période des Trente Glorieuses (étonnement décriée par certains).

LFAC

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