Megalosterus Economicae

Ministère de l’Économie et des Finances, 1 boulevard de Bercy (12e).

Livré en 1989 par Paul Chemetov & Borja Huidobro.

« C’est quoi ce titre ? » Pardi, vous faites bien de poser la question, et je vous en remercie d’autant que cela me permettra d’introduire la chronique – humblement – par le verbatim de mes notes, en guise d’explication ! Le voici : ‘Ayant ouï-dire que se situerait dans les environs de Bercy un édifice possiblement d’un genre rare voire inconnu, LFAC me dépêcha sur place afin de le révéler au monde entier. Tel un célèbre aventurier, je pris mon chapeau et mon fouet, et partis illico presto à… [NDLR : Euh, vous auriez rectifié de vous-même que j’eus troqué mon fouet pour un appareil photo]. Bref, après m’être vaillamment extirpé de la bouche du Métropolitain, je m’enfonçais au cœur de la jungle urbaine où, non loin de là, un fleuve aux eaux saumâtres charriait d’étranges rafiots qu’on appelle « bateaux-mouches »… un frisson de terreur m’envahit ! Recouvrant derechef mon sang froid « légendaire » (ah bon, des guillemets ?…) et le sens du devoir m’obligeant, bille en tête je me dirigeais vers le lieu indiqué que j’avais – au préalable – marqué au feutre sur ma carte : 1 boulevard de Bercy. Encore quelques mètres et j’y étais. Tandis que je repliais ma carte et la glissais dans une poche de ma parka (modèle Indiana Jones), je levais les yeux et… « Oh, quel spécimen ! » me dis-je alors dans un monologue intérieur si caractéristique en de tels moments. Tout d’abord frappé de stupeur, je recouvris à nouveau mon légendaire… bon bref, je pris quelques clichés et m’empressais de noter (sur ma carte que j’avais dû re-déplier) ma découverte : un très grand ministère de l’économie.’ C’est ainsi que de retour en nos locaux, et comme le veut la tradition pour toute découverte, nous lui avons donné une appellation latine. Voilà. [NDLR : Euh, vous noterez aussi le subtil jeu de mots suivant : « mégalo » en lieu et place de « mini » pour ministère… hum!].

Vous êtes toujours là ? Super ! Fantaisie mise à part, c’est quand même une belle bête. Certainement le dernier des géants du Jurassic World de l’architecture française, vous savez bien cette période où l’improbable pirouette stylistique, le post-modernisme succédant au brutalisme, coïncida avec l’ère des Grands Travaux où la vanité de certains – fatalement liée à un « complexe de la taille » – arbitra un contexte urbain pourtant dédié à tous. Il s’agissait ici de reloger et de représenter la grandeur d’une administration d’État toujours à l’étroit dans l’aile Richelieu du Louvre, celle qu’on surnomme « l’État dans l’État » alors… monumentalité oblige. Un concours fut organisé, et c’est l’équipe composée de Paul Chemetov (1928) et Borja Huidobro (1936) qui l’emporta. Diplômé en 1959, Chemetov travailla d’abord – nous dit-on – aux côtés d’A. Lurçat puis de G. Gillet (cf. l’église Nôtre-Dame de Royan) avant de rejoindre, en 1961, l’AUA (l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture). Ce groupe, majoritairement composé d’urbanistes et d’architectes, avait pour doctrine tant de critiquer l’académisme des Beaux-Arts que de s’intéresser aux problématiques sociales : la banlieue, le logement et les modes de production. Quant à Huidobro, diplômé en 1963 dans son Chili natal, il rejoignit l’AUA en 1969 pour finalement s’associer à Chemetov. Ensemble, ils réalisèrent notamment l’aménagement « tout en acier » de la Grande Galerie de l’évolution du Muséum national d’Histoire naturelle (1994) et Chemetov, tout seul comme un grand, celui souterrain « tout en béton » de la Cour carrée des Halles (1985).

Et une fois de plus, ils répondirent au programme de façon magistrale. Extrait fictionnel du cahier des charges : « Représenter la dimension du pouvoir. Terrain perpendiculaire à la Seine. Débrouillez-vous ! » Bon. Mais quelle démesure, tout de même, d’autant que l’on ne prend en photo que la partie la plus visible, expressive, emblématique du projet : le bâtiment-pont. Sorte d’ouvrage d’art, parce que ne pouvant développer leur façade principale en bordure de Seine, les architectes imaginèrent cette métaphore pour l’inscrire dans une continuité urbaine déhanchée du prolongement du viaduc de Bercy, ceci argumentant les dernières piles plongeant dans le fleuve. Aussi, il peut se voir comme une porte d’entrée à l’est, tant déprécié de la fonction publique, ou alors un contrepoint urbain de l’axe Parc de Bercy puis ex-POPB en rive de Seine. Ou bien comme une forteresse imprenable, pour preuve cette douve – certes joliment aménagée en jardin mais privative – qui le sépare du boulevard. Bref, c’est selon… et l’architecture monumentale n’en a pas fini avec ses chimères. Mais, à y regarder de plus près, plus finement, nos deux architectes firent – tel que me le souffla un photographe auteur d’un joli ouvrage intitulé « Bercy » aux éditions Alternatives – un véritable travail « de dentelle ».

Oui, de la dentelle, et je m’explique. Partant du détail, qui nécessite une rigueur extrême dans le choix du motif et la tenue de la trame ici en filigrane, ils développèrent leur texture (la peau extérieure) sur tout le corps du bâtiment. Majoritairement carrés (je rappelle pour les nuls en géométrie que deux carrés côte-à-côte forment un rectangle, etc, etc), viennent se plaquer sur cette trame tous leurs éléments, car construire c’est assembler, qu’ils soient translucides ou opaques, répétés ad libitum, presque jusqu’à l’infini, ou plutôt à l’infini dans le fini. « Le nombre sanctifie » avait dit Romain Rolland… tu m’étonnes, surtout en économie ! Mais ce plus petit dénominateur commun, le carré, est à échelle humaine, et confère au bâtiment certes un sentiment d’horizontalité mais aussi une impression de mesure. D’autant que sur toute sa longueur s’articule un jeu de grands volumes rentrants ou sortants, tantôt pleins et agrémentés de quelques liserés adoucis pour en souligner l’expression tantôt à claire-voie comme pour se libérer d’un carcan. Au total, ils tinrent une uniformité d’ensemble en réalisant ici un ouvrage d’art millimétré et réglé comme du papier à musique, où tout semble être à sa place, et donc tout semble fonctionner, la conviction certainement d’une grande administration. Oh, vous aurez aussi certainement noté, outre la qualité de finition irréprochable, ces textures finement contrastées des pierres qui donnent au bâtiment quelque chose de sensible, de palpable… douce carapace du mastodonte qu’on hésiterait à toucher : Megalosterus Economicae.

LFAC

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