Un homme, une femme.

Théâtre Le Monfort, 106 rue Brancion (Paris, 15e).

Livré en 1991 par Claude Parent.

C’est l’histoire d’une rencontre, celle d’un homme et d’une femme. Lui, c’est Claude Parent (1923-2016). Architecte anticonformiste, fondateur (avec l’urbaniste et philosophe Paul Virilio) du groupe et de la revue Architecture Principe qui a introduit dans le débat l’idée de la « fonction oblique » – comprenez le plan incliné – faisant sa réputation, il finira néanmoins académicien et cumulard en prix et médailles. Elle, c’est Silvia Monfort (1923-1991). Comédienne et directrice de théâtre, décorée pour faits de résistance, chevalier de la Légion d’honneur et commandeur des Arts et des Lettres, elle milita sans relâche pour le théâtre populaire. De cette rencontre à la croisée des chemins, où deux êtres – de la même génération  et aux parcours différents, l’un au crépuscule de sa carrière et l’autre de sa vie – échangèrent leurs idées, naquit un théâtre. Il portera son nom et sera sur mesure : le Carré Silvia-Monfort.

Plutôt autodidacte (abandonnant les cours académiques pour suivre le cours de ses idées), Claude Parent connut une vie jalonnée de rencontres décisives, notamment celles avec Ionel Schein (futur membre fondateur du Groupe International d’Architecture Prospective), André Bloc (fondateur de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui) et Paul Virilio. Polémiste de premier plan, en rupture avec le modernisme, Parent cultiva – par ses dessins et ses réalisations – un goût certain de la provoc’ enrobée d’esthétisme plastique. On accrochera à notre cimaise : la maison Bordeaux-le-Pecq (Bois-le-Roi, 1965) coiffée de deux vagues dignes des meilleurs spots pour surfeurs, l’église Sainte-Bernadette du Banlay (Nevers, 1966) où l’incarnation de l’habit ecclésiastique est en béton brut de décoffrage façon bunker, la Fondation Avicenne (ex-Maison d’Iran, CiuP, 1968) aux deux boîtes claires agrafées par deux escaliers et suspendues à trois portiques sombres, et l’immeuble de bureaux rue de Mouzaïa (Paris 19e, 1974) aux baies vitrées tenaillées par des mâchoires de panneaux préfabriqués crénelés et flanquées de tourelles en béton rainuré, manifestement bâti comme une forteresse. On retrouve là les thèmes chers à l’architecte : la fracture, le mouvement, la dislocation et le compartimentage, pour la plupart au caractère brutaliste…

Fille du sculpteur Charles-Maurice Favre-Bertin, Silvia Monfort – figure emblématique du théâtre français – croisa aussi du beau monde. Par ordre d’entrée en scène : Maurice Clavel (qu’elle épousera), les généraux de Gaulle et Patton (pour les décorations), Jean Vilar (collaborant au TNP), Jean Marais et Jean Cocteau (aux côtés du premier dans un film du second), Agnès Varda (alors photographe) ou Alexis Grüss (dont elle accueillera le cirque), etc. Elle fondera dès 1972 son propre théâtre, le Carré Thorigny.

Elle devra, deux ans après, le vider et le transporter à la Gaîté-Lyrique pour le déménager à nouveau, quatre ans plus tard, et l’installer sous un chapiteau au Jardin d’acclimatation avant de le déplacer, l’année suivante, aux anciens abattoirs de Vaugirard. Là, est projeté le futur parc Georges-Brassens. Excédée par cette itinérance, elle monta un projet : un théâtre « en dur » comme on dit. « Ce sera mon théâtre ! », écrira-t-elle, et l’emplacement fut tout trouvé : ici j’y suis ici j’y reste… Passée l’entrée sud du parc par la rue Brancion, cheminant le long des bâtiments des Parcs et Jardins puis passant sous un porche, une rampe descendante finira par nous mener auprès de la construction, jouant sur un effet théâtral, ébauche à la magie du spectacle. Plantée en contrebas, émergeant de la végétation, se présente à nous une pyramide hexagonale (salle de 415 places) dotée d’annexes dont un restaurant pour partie en plein air…

Lors du chantier, on entendit au bistrot du coin : « C’est le théâtre apparent ? – Non, on dit : le théâtre de Parent ! » (humour). Quoi ! Parent, pour les initiés, certes amateur de théâtre (il réalisa plusieurs scénographies), c’est l’oblique, le béton brut ! Tout architecte se voit, dans son travail, confronté à deux mondes : celui du réel et celui des idées (dixit Patrick Devanthéry dans la revue Faces). Le premier procédant des analyse et synthèse des données programmatiques et techniques du projet, le second empruntant à ses racines culturelles. C’est de là que naît le processus créatif, imposant rationalité et matérialité, traduisant le songe du commanditaire par une typologie ad hoc comme expression de l’espace lui-même : ici un théâtre… non, son théâtre. De l’esprit des œuvres

« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » disait V. Hugo. Et ici, comme souvent avec Parent, ce qui prime c’est l’expérience physique, notre approche sensible au corps bâti. Alors que voit-on ? Une déclinaison du plan incliné, fond théorique de l’oblique : les pans de la pyramide, le rainurage du bardage, l’enroulement du ruban. Quiconque y décèlerait une once de verticalité ou d’horizontalité devra derechef réinitialiser son niveau à bulle ! Et que ressent-on ? Une puissance d’expression quasi brutaliste (mémorabilité en tant qu’image et mise en valeur du matériau tel quel). Parent, dont d’anciens dessins expérimentaient déjà cette expression, fit encore appel à l’abstraction, outil privilégié pour concilier les deux mondes énoncés plus haut : uno, pour trouver un volume géométrique simple et dynamique où l’impression de mouvement est renforcée tant par l’adjonction du ruban que par celle d’aplats de couleurs et deuzio, par l’emploi unique du métal pour la couverture…

Et puis, il y a ce qu’on ne voit pas. Hormis l’ossature toute métallique, c’est l’espace intérieur, « pincé » à son sommet, rappelant – dans une pluralité d’interprétations propre à chaque œuvre – le moment d’intimité propre à toute représentation jouée (objet du désir) dans un espace confiné, sous la tente par exemple.

Inauguré quelques mois après son décès, je ne peux me résoudre à ne pas terminer ce texte sans emprunter à M. Yourcenar (tirés de Mémoires d’Hadrien) ces quelques mots : « Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux grands ouverts… ».

À la grande tragédienne, audacieuse et obstinée.

LFAC

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