Et Borel sonna le glas…

Immeuble de logements, 15 rue des Pavillons (20e).

Livré en 1999 par Frédéric Borel.

Entendu rue Pelleport : « Non mais quel bazar !… Regardez-moi ça, tout est de guingois ! » Et pour cause, ce que nous appelions « architecture moderne » (rationnelle et fonctionnaliste) était morte et enterrée, sans hommage ni couronne. Remplaçant les Trente Glorieuses jugées à bout de souffle, le postmodernisme commençait rapidement à tourner à la foire d’empoigne : qui faisait du pop’art, qui du nouveau réalisme, voire de l’hyperréalisme ; les « sept lampes de l’architecture » (établies par J. Ruskin) étant désormais toutes éteintes, le chaos succéda au désordre. Émergeront donc, essentiellement du postmodernisme, quelques avatars : l’un d’entre eux fut le déconstructivisme, nous y reviendrons. « Avatar ! Avatar ! Est-ce que j’ai une gueule d’avatar ? » aurait pu répliquer – s’il avait un peu de gouaille – l’immeuble de Frédéric Borel. Eh bien, c’est ce que nous allons tenter de voir.

Né en 1959 à Roanne (Loire), Frédéric Borel se voyait devenir peintre. Toutefois, la raison l’aurait-elle emporté sur le cœur, il montera à la capitale et s’inscrira à l’École spéciale d’architecture qui, dit-on, accueillait les étudiants non franciliens. Il en sortira diplômé en 1982 après y avoir croisé Christian de Portzamparc, alors enseignant et architecte en vogue après sa réalisation des Hautes-Formes (1979, 13e), qui manquait de personnel dans sa jeune agence. Là, il y apprit le métier, travaillant comme collaborateur pendant quatre ans avant de partir, en 1985, pour voler de ses propres ailes. C’est dans le nord-est parisien que l’on découvrira quelques unes de ses premières réalisations, notamment au 100 boulevard de Belleville (1989, 20e) un immeuble de logements et, à quelques pas de là, au 113 rue Oberkampf (1993, 11e) un bureau de poste et logements. Plus au sud et plus tardifs, on retiendra aussi l’École d’architecture Paris Val-de-Seine (au 3 quai Panhard-et-Levassor) et les logements sociaux au 13 rue Marie-Andrée-Lagroua-Weill-Hallé, tous deux livrés en 2008 dans la ZAC Paris Rive Gauche (13e). Réalisé entre ces deux périodes, l’immeuble de la rue Pelleport est considéré – par certains – comme révélateur d’une maturité plastique, non plus dans la veine postmoderniste (biberonnée chez de Portzamparc) mais plutôt déconstructiviste.

Euh… c’est quoi le déconstructivisme ? Comme pour toute chose, deux définitions s’opposent : théoriquement la bonne et, en pratique, l’autre. Donc théoriquement parlant, sachez que le déconstructivisme est considéré comme un mouvement artistique « construit ». Tout se cristallisa en 1988 lorsque Philip Johnson proposa au MOMA une exposition portant notamment sur les travaux de Peter Eisenman alors engagé dans un nouveau langage architectural après s’être rapproché de Jacques Derrida qui… « Bip ! », pardon pour cette interruption momentanée du récit mais un signal d’auto-protection s’est déclenché, merci de votre compréhension ; pour de plus amples informations, connaître les tenants et  aboutissants (avènement, grandeur et décadence) du constructivisme, veuillez consulter les ouvrages de référence. Et comme annoncée, l’autre serait donc pratique ? La voici. Elle m’apparut un jour alors que je terminais une maquette où – de toute évidence – rien n’allait, rien ne se produisait, bref aucune énergie n’émanait de mon projet. De dépit, je donnais un coup de pied à la table sur laquelle elle était posée et mon voisin d’atelier, subitement, me cria : « – Stop !, touche à rien… regarde ! » En effet, je vis que – tel le médecin dans Molière – j’étais devenu « malgré moi » contemporain : des éléments de la maquette avaient bougé de manière indéterminée, m’invitant de fait à la table des grands créateurs de ce petit monde de l’architecture à la mode, les déconstructivistes. Après analyse, je compris que des forces telluriques eurent raison de mon génie ; et quant à notre architecte, vu son vaste front où il y a manifestement la place pour se faire des nœuds au cerveau, je ne parierai pas un kopeck sur cette solution pratique !

À l’inflexion de la perspective montante de la rue Pelleport se dresse, sur une petite parcelle triangulaire à la croisée d’un réseau de rues aux constructions hétérogènes, un immeuble singulier et sculptural. Là où foisonnent matériaux et couleurs, renforçant son effet plastique, s’entrechoquent des volumes complexes, éclatés ou fragmentés. Par ce collage d’éléments hétérogènes, Borel voulut créer un microcosme pour, dit-il, « offrir aux passants le spectacle d’un lieu atypique où le regard ne s’arrête jamais du fait de l’articulation des volumes » ; en d’autres termes, il met en scène son immeuble comme un événement urbain. Et effectivement, de ses trois façades – composée de superpositions à l’est, plutôt lisse et calme au sud, et constituée de juxtapositions agitées à l’ouest – toujours se révèle, que l’on se place ici ou là, une nouvelle expression. Dans sa construction compacte, faite de béton, de pierre et de verre, Borel glisse dans ses interstices ou plis d’un mouvement comme figé, par-delà les discontinuités, 10 logements sociaux PLI (1 par étage) en se jouant des typologies urbaines classiques : un mur aveugle plein sud, ici des baies vitrées non standardisées et là des voiles obliques. C’est un architecte en rupture avec le passé. D’abord pour changer de lecture urbaine, et par opposition à l’expression statique et systématique des immeubles qui « cadenassent » la rue, il « tourne » sa construction et exploite l’espace libéré de la parcelle pour y dessiner son entrée, ici comme une virgule rue des Pavillons. Puis en tentant de résoudre les problématiques liées à la modernité : les formes, les figures et les signes (selon M. Ragon). Les baies et murs et voiles sus-cités, agglomérés ou enchevêtrés, qu’ils soient de pierre, de verre ou en béton, tous sont re-définis, re-dessinés, et qu’ils soient transparents, opaques ou enduits de couleurs vives, tous sont agrégés pour concevoir un ensemble plastique total, un immeuble-sculpture, une concrétion vivante comme une scénographie urbaine ; ou l’art de représenter les teintes, les matériaux et les formes dans l’espace.

Celui qui rêvait d’être peintre (sur toile ou quelque autre support) devint sculpteur, sculpteur en bâtiments, et scénographe urbain. Et c’est par le biais, entre autres, de cette architecture « convulsive » – chaos ordonné à lectures multiples et indéterminées – que Frédéric Borel, lauréat du Grand prix national de l’architecture en 2010, secoua la maison Architecture qui, au lendemain du crépuscule des idoles, risquait de se morfondre à la recherche du style perdu. L’architecture moderne est morte, vive…

LFAC

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