Immeuble d’habitation, rues de l’Ouest & du Moulin-de-la-Vierge & Decrès (14e).
Livré en 1970 par Jean Balladur (et Jean-Bernard Tostivint).
Elles me murmurèrent : « Viens !… » Cela se produisit l’autre jour alors que je me promenais du côté de Plaisance, un quartier à l’urbanisme plutôt dense et aux tonalités austères. Histoire d’être à mon aise, je m’étais assis sur un banc dans un square où, sous la surveillance verbeuse de leurs nounous, quelques bambins batifolaient. En face de moi, un petit îlot rectangulaire – délimité par les rues d’Alésia, de l’Ouest, du Moulin-de-la-Vierge et Decrès – était flanqué au sud de deux immeubles d’angle, ceux-ci séparés par un singulier linéaire de clôture aux teintes bleutées. Son dessin, pareil à une suite de vagues, m’attira. Alors je vins à elle, et aussitôt je fus entraîné – tel un bateau ivre – dans un roulis quasi hypnotique. Alors je m’y accrochai. Cependant je vis, à travers elle, un jardin calme et arboré, derrière lequel se dessinait un bouche, une grande bouche muette mais ouverte, comme si elle voulait me chuchoter quelque chose d’aimable. Alors que ma propre bouche s’ouvrît, par mimétisme ou pour lui répondre, je levais les yeux et je vis s’empiler d’autres bouches, une multitude de grandes bouches ouvertes, visiblement muettes bien que j’eus l’impression qu’elles me soufflaient désormais quelque chose au visage. Peut-être me susurraient-elles des « mots bleus », même si pour Christophe et la rime ils se disent avec les yeux. Je restais, naturellement, bouche bée un instant devant ces sourires – somme toute – en béton. Mais quelle saisissante attirance ! Me voyant certainement séduit, une riveraine s’approcha – oh ! non pas pour m’aguicher mais – pour me dire, sans préambule : « Le saviez-vous, jeune homme, qu’ici on l’appelle immeuble Marilyn ? »… C’est dire !



Souvenez-vous. Nous avions quitté Jean Balladur (1924-2002) rue de la Victoire [article « Caisse de résonance de la modernité. »] avec une façade lisse, à la rigueur toute géométrique : le splendide mur-rideau de l’ex-CCR (1958) fait de verre et de fer, ouvrage dans la droite ligne des modernes c’est-à-dire celle d’un idéal architectural inspiré de l’œuvre de L. Mies van der Rohe. Mais alors quelle mouche l’avait donc piqué ? Certainement pas son cousin diptère – le moustique – puisqu’il avait fait assainir le littoral Languedoc-Roussillon pour l’aménager et y bâtir, notamment, la station balnéaire de La Grande-Motte (1963-1989) aux formes dites « décoratives ». Ni le tollé que cela provoqua au sein de la profession, et encore moins – rassurez-vous ! – un reniement. C’est qu’en 1962, visitant le Brasília d’O. Niemeyer, il découvrit les possibilités structurelles que permettait le béton armé pour animer ses façades et, tout de go, les appliqua à sa création ex nihilo dans l’Hérault afin de lui insuffler l’énergie vitale, celle d’une « certaine idée de la liberté ». Oui, la liberté… parce que le béton, d’abord informe matière à l’état de boue liquide épousant la forme de son moule, permet de créer des formes libres, reliefs parfaits et authentiques du dessin de l’architecte-sculpteur. Aussi, il autorise la mise en œuvre du principe de préfabrication et d’industrialisation d’éléments simples : tant au service d’une trame structurelle telle que celle nue de l’immeuble d’habitation (1976) majoritairement courbe de la rue des Cordelières [article « Je vous remets un peu d’Éden ? », à croire que LFAC a ses chouchous !] ou recouverte de marbre pour la tour PB5 (ex-SCOR, 1983) en forme de Y à La Défense, qu’à celle de la modénature pour animer ici ses façades. En aucune façon doctrinaire, ni dogmatique « du pur et de l’impur », Balladur, philosophe et homme de lettres, fut de ceux qui pensèrent l’architecture. Pour lui, c’est « un art du temps », où rien n’est figé et où l’esthétique oscille suivant « le mouvement de l’histoire ». Au rythme du progrès technique et des aspirations de chacun, sa pensée évolua et, libre, il proposa une architecture aux formes nouvelles, en mouvement. Ainsi ses constructions visualisèrent son évolution plastique.





Balladur fut donc de ceux qui animaient ses façades… C’est la raison pour laquelle il a, chez nous, son rond de serviette. Concomitamment à sa recherche du Paradis Perdu du côté de la Méditerranée, il livrait à Paris une HLM de 192 logements (en R+15 et R+7) dotée de 3 ateliers d’artistes, de parkings en sous-sol, et agrémentée de 3 jardins où il confirma son intention d’énoncer un nouveau langage architectural – exprimé ici par ces bouches – tout en affirmant sa liberté créatrice dans un jeu nouveau de formes souples qui confère au bâtiment un caractère singulier. Tenez, ne serait-ce que dans la variation de lecture verticale de ses façades rehaussée par le rejet des placards à l’extérieur – comme le firent du reste Biro & Fernier avec leur Résidence « Confort bleu » (1971) – en redondance des volumes des loggias superposées ! Balladur était un créateur de formes, partout, et même jusque dans le dessin des ensembles de boîtes aux lettres – que l’on devine dans le hall d’entrée rue de l’Ouest – accueillant les résidents d’un sourire très couleur locale. Certes, certains diront que c’est « un peu too much » cet immeuble avec ses façades « big bisous », même si l’époque était à l’heure post soixante-huitarde et dans la continuité artistique du Pop Art ! Quand bien même le quartier Plaisance, sauf erreur de notre part, n’évoque en rien le contexte balnéaire où, décontractés, nous déambulerions en bermudas ou en paréos, cette expression figurative – mimée par ces bouches muettes – insuffle aux riverains un sentiment instinctif du plaisir qui pallie aux traits figés dans l’histoire d’une architecture surannée, à son étouffante atmosphère environnante. Le modelé de ses façades a les traits du visage d’une architecture vivante, exprimant le dialogue notamment par ces loggias où se niche la dialectique du dedans et du dehors, où l’intérieur embrasse l’extérieur sur un balcon aux formes souples. Ah ! ces bouches, que de bouches, toutes ces façades en « bouche-à-bouche » ! Balladur, architecte-réanimateur… d’actualité à l’heure où les nôtres sont masquées.
L’architecture est « aussi le décor de la vie quotidienne ». Ainsi elle communique avec nous, et ces formes contemporaines du béton – telles que Balladur nous les proposa – sont associées à une symbolique… qui parle.
LFAC
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.