Plus près des Nuages…

Tours Nuages, quartier Pablo-Picasso (Nanterre, 92).

Livrées en 1981 par Émile Aillaud (avec Ashton Azaïs et Fabio Rieti).

Il est des matins d’hiver, lorsqu’une brume fainéante tarde à se lever, qui n’offrent à notre regard que les reliefs troubles d’un paysage sans profondeur de champ ; si bien qu’ici, à quelques pas de la Grande Arche de La Défense, se dessine parfois une ligne d’horizon où seules semblent apparaître des colonnes comme érigées pour soutenir un ciel définitivement trop bas. À en croire son créateur, peut-être demi-dieu ou plus modestement architecte, il aurait planté là, sur ce terrain contigu à un grand parc, des « tiges végétales » nous laissant supposer que l’acte de bâtir ne répond pas exclusivement aux règles architectoniques mais nous accompagne aussi dans des transports poétiques. Deux ans après s’être échappé de notre aire de promenade (Paris intra-muros) pour aller voir l’éblouissant Point-du-Jour, œuvre magistrale du flamboyant F. Pouillon, nous réitérons cette aventure « hors les murs » pour aller – comme portés par les alizés – au plus près des Nuages, tours d’habitation du singulier Émile Aillaud, et faire de l’existant un inventaire sommaire avant qu’un vent mauvais ne les dépouille à jamais de leurs peaux, comme si la mue de l’architecture était venue au point de non-retour.

Ne pas faire des lieux communs… mais des lieux qui surprennent pour que l’on continue à s’y intéresser. Alors, pour esquisser des possibilités, suggérer d’autres vies, il fallait imaginer des lieux « où la vie puisse prendre ». C’est pourquoi cet ensemble urbain (le quartier Pablo-Picasso) fut imaginé, au bon souvenir du charme inhérent aux villes anciennes, comme un cheminement composé de respirations, c’est-à-dire d’élargissements et de rétrécissements. Ses circonvolutions labyrinthiques, sous lesquelles ondule un parking souterrain sur 3 niveaux, créent par conséquent des contingences, des retraites ou des surprises, des lieux « aptes à surprendre le regard où s’attache l’imagination », à l’opposé des grandes percées, véritables boulevards d’ennui. Il s’agissait donc, profitant d’un espace au sol libéré, de rechercher une nouvelle disposition des éléments – un entour montueux planté d’arbres comme un « tissu conjonctif » au pied des tours, des jeux et des attractions disposés ici ou là – afin de créer de la diversité : une architecture « plutôt construite d’événements que de bâtiments ». Comme une alternative aux alignements rectilignes caractéristiques des grands ensembles, Aillaud proposa ici un récit urbain, un outil poétique de déambulation où « le chemin, c’est le détour » (qui est une formule, dit-il, qui s’applique merveilleusement à sa vision de l’architecture). Et parmi ces détours il y a celui des souvenirs, « se souvenir de ses souvenirs » précise-t-il même, ce fouillis d’événements fortuits d’où il tira l’essentiel – un désordre apparent, un ordre caché – tel un sol fertile où germe l’œuvre future.

Il aurait tant aimé être professeur de grec… mais l’architecture offrait l’une des rares possibilités de gagner sa vie tout en étudiant. Alors, habile au dessin, Émile Aillaud (1902-1988) fit donc les Beaux-arts. Diplômé en 1928, il travailla en agence de 1922 à 1932 et se fit connaître à l’Exposition universelle de 1937 lorsque lui fut confié le Pavillon de la Parure: « on avait dû me trouver l’air élégant », écrit-il ; et après-guerre, il plut au ministre de la Construction qui le nomma architecte-urbaniste des Houillères de Lorraine. À partir des années 1960, lui qui n’avait pas d’agence – « L’architecture n’a jamais été, pour moi, un métier. Elle est un morceau de ma vie. Donc je viens travailler là [sur une planche posée sur deux tréteaux dans un grenier que traversent les abeilles, et le bourdonnement de l’été] entre deux parties de tennis », écrit-il dans son ouvrage Désordre apparent – Ordre caché (éd. du Linteau, 1975) – fit des logements sociaux sa priorité. Alors que jamais un architecte n’avait eu à construire de ville, c’est-à-dire à loger ex-nihilo « l’innombrable » (des milliers de personnes sur un terrain nu en quelques années) et ce sans que personne n’anticipe toute réflexion, Aillaud put s’enorgueillir d’avoir au compteur plus de 15.000 logements sociaux, dont environ : 1.500 à L’Abreuvoir (Bobigny, 1962), 1.200 aux Courtillières (Pantin, 1966), 1.200 au Wiesberg (Forbach, 1973), 3.700 à La Grande-Borne (Grigny, 1971), 2.200 au Quartier La Noé (Chanteloup-les-Vignes, 1973) et 2.000 encore ici à Nanterre.

Ne pas se soumettre au dictat du « chemin de grue »… alors que nous étions toujours à l’ère de l’industrialisation du bâtiment. Alors, cherchant des solutions techniques et économiques novatrices lui permettant d’adapter le principe constructif à son intuition, Aillaud conçut (en collaboration avec l’ingénieur-conseil Ashton Azaïs) un coffrage glissant – dont l’économie s’établit par la hauteur – éprouvé à Forbach dont la mise en œuvre, ici, est animée comme un cycle de vie : d’abord ascendant pour élever les murs porteurs, incorporer les réservations des fenêtres et agréger la finition des façades – la tour croissant sur elle-même comme une tige végétale – puis descendant pour enfin réaliser les planchers. Considérant l’enveloppe – la paroi continue en béton – comme une membrane, les descentes de charges n’étaient plus d’actualité ; ainsi, les baies vitrées (les unes carrées, d’autres rondes et certaines en forme de feuille) pouvaient être libres de tout ordonnancement et c’est pourquoi l’architecte les disposa dans ce qu’il appelait « un désordre apparent », en réalité selon une combinaison figurant un paysage feuillu. Procédant du même cheminement de la pensée, le revêtement des façades (dessiné par Fabio Rieti) traité en pâte de verre de couleur – remarquable matériau, solide et facile d’entretien – figure un ciel avec ses nuages surplombant la végétation ; ainsi Aillaud, adversaire de la banalisation, personnalisa l’habitat de chacun de sorte que l’enfant – interlocuteur privilégié dont il faut nourrir la sensibilité – sache, d’en bas, qu’il habite dans cet arbre ou plus haut dans ce nuage. Ceci est le résultat d’une démarche non pas logique mais intuitive, et le rationnel et les techniques – certes indispensables – suivront ; voilà pourquoi, d’apparence, toutes ces tours sont différentes.

En somme ces tours, où chaque étage rassemble (en moyenne) cinq appartements à double orientation et dont les entrées sont traitées comme « trois grosses prunes ovales à travers lesquelles on se glisse vers la maison », tirent leurs raisons d’être par leur habitabilité (et non par leur forme) car « c’est de vivre qui importe, le fait d’épaissir son existence qui est essentiel » écrit-il. Et elles ne sont extravagantes que parce que cela ne ressemblera à rien de ce qui a existé, que cela n’a jamais été fait. Aussi étroites que hautes, laissant passer entre elles la continuité du paysage, il n’est pas question ici d’une architecture du détail, la démesure – frappante et poétique « à condition qu’on ne la considère plus comme une architecture » – suffit. Faisant ainsi du logement de masse un urbanisme de la vie privée, où l’intimité s’invite dans l’immensité, Aillaud est singulièrement moderne en nous suggérant que l’architecture ne doit être ni une fin en soi ni une théorie transposée aux espaces urbains, elle se doit de procéder d’une démarche psychologique où l’esprit – l’indicible – se manifeste, au pied des tours comme au plus près des nuages, citant à raison Hölderlin : « c’est poétiquement que l’homme habite ». Soufflait alors (encore) un vent d’optimisme.

LFAC

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