Caisse de résonance de la modernité.

Immeuble de bureaux (ex-Caisse Centrale de Réassurance), 37 rue de la Victoire (9e).

Livré en 1958 par Jean Balladur (et Benjamin Lebeigle).

Ah! Balladur, une de mes idoles… « Je vous demande de vous arrêter! ». Oups! pas celui-là, l’autre: Jean, l’architecte, celui qui fut taxé de bétonneur à La Grande-Motte, et donc de traître au modernisme, alors qu’il réinventait l’esprit balnéaire sur le littoral méditerranéen. Expérimentant les propriétés plastiques du béton pour le logement de masse dans le sud de la France, nous l’avons vu (dans l’article ‘Je vous remets un peu d’Eden?’) bâtir une sobre variante parisienne, ruche tournée vers un parc arboré, c’était en 1976. Plus tard, à La Défense, il bâtit un singulier tripode, la tour de bureaux PB5 (ex-SCOR), toujours dans l’esprit de ce qu’il énonça: « Élaborer une pensée et non une doctrine ». Ici, nous revenons au début de sa carrière, où le jeune Balladur trouva dans la combinaison du verre et de l’acier son discours d’introduction au pupitre de l’architecture moderne.

S’apprêtant, en 1943, à passer le portail de Normale Sup’, Jean Balladur (1924-2002) prit le maquis. Le pays libéré, revenu à Paris, il franchissait alors celui des Beaux-Arts, et montait les marches qui le menèrent à l’atelier de Roger-Henri Expert. Les Lettres perdirent ce que l’Architecture y gagna. Très tôt, il acquit les fondamentaux de la modernité, d’abord lors d’un séjour chez Le Corbusier en prenant connaissance des tracés régulateurs et du Modulor, puis au cours d’un voyage aux États-Unis où il observa la justesse des compositions abstraites des lignes et surfaces des « immeubles de verre » de Mies van der Rohe (860-880 Lake Shore Drive Apartments, Chicago) et de Gordon Bunshaft (Lever House, New York). À la maxime du maître allemand expatrié: « Ce qui a de la valeur, c’est l’incarnation de la modernité » dont il partagea le point de vue, la vision, j’ajouterai celle d’un autre voyant, Rimbaud, distingué au panthéon des modernes, qui adjura un adieu aux vieilleries par un cinglant: « Il faut être absolument moderne. Point de cantiques: tenir le pas gagné ».

De retour à Paname, il contracta la confiance du président de la Caisse Centrale de Réassurance qui lui confia la réalisation de son siège social, ici dans ce quartier d’affaires au style haussmannien et sur une parcelle étroite où les bureaux devaient donner sur la rue. Balladur, audacieux, prit le parti d’élever, au milieu des années 1950, un bâtiment au système constructif métallique apparent rempli de panneaux de verre en façade, bref un mur-rideau, car c’était – selon lui – un temps où « tout était prétexte à recherches ». Il acheva de convaincre les architectes des MH en respectant les gabarits parisiens mais aussi le patrimoine alentour, alors dupliqué dans le miroitement de l’enveloppe vitrée; puis son maître d’ouvrage avec un plan d’étage comme un plateau tramé sans points d’appui, un espace intérieur optimisé et adaptable dans la durée, appelé aujourd’hui open-space. Là où tout n’est que verre et acier, espace et lumière, où règnent ordre et proportions comme une discipline de l’art de construire, un refus de l’arbitraire car l’architecture est avant tout création de l’esprit, le bâtiment se fait référentiel.

Construire avec son temps, comme nous ressentons, tel un miroir de l’âme. Cette conception verre et acier, d’une terrible efficacité, enjoint son utilisateur et le visiteur (nous) à revenir sur ce que l’on croyait comme établi, à sonder de nouveau notre conscience: qu’est-ce que la modernité, et comment l’incarner? D’abord, Balladur congédia l’encombrant, lourd et épais, mur d’antan et convia, selon une trame de 1m75 soit la taille humaine, la peau fine du mur-rideau, plus rideau que mur, à séparer le dedans du dehors, éternelle et fondamentale dialectique. Aussi, parce que « l’absence d’ornement est un signe de force spirituelle » comme le disait Adolf Loos, il plaça le vitrage et la structure au même nu, l’un affleurant l’autre, sans priorité de plan vertical, et donc l’un dans l’autre, complémentaires, dans une unité presque immatérielle, pleine de lignes et surfaces confondues. Cette unité, harmonieuse, l’architecte l’acquit en travaillant de concert avec les industriels pour donner au bâtiment les attributs de la recherche expérimentale. Ainsi, la structure, apparente pour rendre à l’acier tout le crédit de son emploi géométrique, fut préfabriquée en atelier et protégée de la corrosion d’une peinture au zinc. Pareil avec la fabrication des allèges où Saint-Gobain réalisa pour la première fois ces glaces émaillées trempées, dans une teinte bleu-vert recherchée par l’architecte et qui fit florès par la suite. Et, parce qu’à l’impossible nul n’est tenu, l’architecte dessina tout le mobilier, et notamment l’escalier d’honneur – à gauche en entrant – comme une volute, une expression de liberté. Une liberté que nous retrouvons sublimée dans cette variation organique et dynamique à l’angle des deux rues. Alors que le retrait du rez-de-chaussée libère une colonnade moderne, le bâtiment s’ourle dans une suite souple de courbes et de contre-courbes accueillant les lueurs rosées des aurores, démarrées d’un porte-à-faux d’angle soulignant un tour de force ‘porté-portant’ et terminées de terrasses en gradins aux garde-corps comme des bastingages. Tout est équilibre, comme déroulé pour donner à cette masse une impression de légèreté, s’arrachant aux lois de la pesanteur. Et l’architecte, dans sa langue recherchée, nous instruit: « La matière se volatilise en images subtiles, si la figure du bâtiment se rapporte aux lois de l’esprit plutôt qu’aux forces obscures qui enchaînent les corps ».

Même si, au final, et nous le savons, c’est l’Histoire qui décide, rendons grâce à celui qui fut un temps mis au ban. Et qui mieux que Balladur lui-même, homme de lettres et architecte revenu des Enfers, pour enfin nous révéler sa vision sur son mode d’expression: « L’espace architectural n’est pas l’espace pur du géomètre. C’est un espace vécu. Il trempe dans les souillures du Mal, et s’élève jusqu’aux régions éthérées du Bien. Il est sinistre et porte malheur, ou bénéfique et contribue au bonheur de l’existence. Il a ses déterminations, ses modes, et ses qualités. C’est un espace substantiel ». Ad augusta per angusta.

LFAC

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