Le mariage de la pierre et du verre.

Immeuble de bureaux, 22 avenue Matignon (Paris 8e).

Livré en 1976 par Vittorio Mazzucconi.

« Si quelqu’un a quelque raison que ce soit de s’opposer à ce mariage, qu’il parle maintenant, ou se taise à jamais ! » Ainsi aurait pu s’exclamer Père Mazzucconi (l’architecte) derrière l’autel installé devant le 22 avenue Matignon à l’assistance clairsemée et abasourdie (l’administration) en ce beau jour de printemps 1976 célébrant l’union de la pierre et du verre (la façade). Quoi, l’uchronie est impie ? Que nenni ! Et certainement pas pour Vittorio, connu pour être peu respectueux des bienséances. Faut dire qu’elle déchire sa façade, comme si la foudre était tombée là, au milieu d’immeubles aux visages pré-haussmanniens figés dans le temps, mettant alors à bas un académisme pétrifié et semant des graines contemporaines. Ce fut une cérémonie agréable, à la lueur des derniers rayons rougeoyants d’un ciel crépusculaire… qui annonçait, également, un enterrement.

Quelques années plus tôt, dans les bureaux de l’agence publicitaire de réputation internationale J. Walter Thompson, on prit la décision d’implanter une antenne française dans les beaux quartiers parisiens, et ce faisant avec une architecture qui parle, qui communique. Je n’y étais pas, mais j’imagine bien le big boss posant son doigt sur une carte en disant « aveniou Matigue-none ! » tout en mâchouillant son gros cigare et d’ajouter « him ! », pointant de l’autre main une photo de l’architecte italien Vittorio Mazzucconi (1929), soi-disant auto-didactique, parisien d’adoption et amoureux d’une certaine forme de classicisme antique. C’est certainement ce dernier argument – parce qu’il fallait aussi penser à l’intégration au site – qui emporta la décision mais, aux vues des planches présentées en septembre 1972, le ministre des Affaires culturelles refusa le permis : « Ah non messieurs, va falloir revoir la façade ! » Le commanditaire ravala son cigare et l’architecte obtempéra. Classique, souvent le politique a une vision étroite de l’esthétique. Les points de blocage furent levés, le ministre acquiesça et le chantier pouvait débuter. Bien, sauf qu’un nouveau ministre succéda au précédent et l’on revint – avec la signature d’un permis modificatif – à la façade originale. Classique, souvent le… Bref, nous voilà en janvier 1975 et son aboutissement est sous nos yeux.

Une composition fabuleuse : une presqu’île de pierre se jetant dans une mer de verre au fond de laquelle apparaît une forme étrange. Voilà que je m’enflamme, me prenant pour l’architecte aussi écrivain que poète – à ses heures perdues, comme on dit. Mais comment lire cette façade ? J’opterai pour le « bon » sens, le plus direct qui soit, non pas la raison mais la vue. Et que lit – pardon, que voit notre œil si ce n’est d’abord une suite de plans : l’épaisseur des blocs de pierre d’où naissent des ombres, puis la planéité du pan de verre qui semble se glisser derrière redondant de strates, et enfin – ou peut-être le plus poétique de tous – une profondeur d’où paraît surgir de l’obscurité – des ténèbres – un monstre escalier s’étirant dans un ample mouvement ascendant et sinusoïdal. Mazzucconi, un mystique ? Nul ne le sait car le personnage est ambigu. Mais nous voyons que cette façade est un écran, non pas « de fumée » me souffle le fantaisiste en moi, une sorte de mur-rideau, libre, rompant avec les chaînes esclavagistes que lui imposerait la partition par étages (l’usage) pour la simple raison que, juste derrière, fut créé un vaste volume-espace. Et pour l’intégration au site, me direz-vous ? Eh bien elle est multiple ! Les menuiseries, en aluminium anodisé ton bronze, des plans vitrés assemblés par strates se détournent de leur chemin pour rattraper les bandeaux d’étages de l’immeuble de gauche. D’autres, inversées, se courbent imitant les frontons cintrés de celui de droite. Et enfin ce cœur en pierre de taille, rendant hommage au calcaire lutétien grâce auquel et sur lequel se bâtit Paris, où sont assemblés symboliquement des fragments d’encadrement des fenêtres du bâtiment ancien tombé ici-bas dans un opus incertum comme souvent le sont, bouleversés, nos souvenirs rassemblés… madeleine mazzucconienne. Référence postmoderniste à « la mémoire » du passé historique de la ville enrichie encore de dessins sérigraphiés redoublant les lignes et courbes des menuiseries, et enfin deux poteaux en acier inoxydable de section cruciforme miroitants, rehaussant et raidissant la composition comme la révélation de la structure du corps bâti. Mazzucconi, complexe et lyrique.

« Quelle odieuse union, notre aristocratique pierre… avec ce verre roturier ! Paris est salie, je réprouve ! » s’écrièrent les caciques du classique. « Bah ! Hou ! Rentre chez toi, vieux croûton ! » rétorquèrent – aimablement – les témoins, modernes. Oui, car l’architecte déchira le lourd rideau des convenances. D’habitude la pierre, de réputation dure et lourde, enserre le verre, d’apparence fragile et léger. Bien. Ici, la pierre est comme engagée dans le verre, un tour de force – délicat – renversant les rôles, accentué par un travail sur le clair-obscur. L’une, claire et opaque, débordée par l’autre, sombre et translucide, où l’architecte, artiste peintre et indiscipliné, excite notre intérêt en prenant à revers ce que nous prenions pour acquis. Et enfin, regardez ces pierres, rugueuses et poreuses et martelées à la main, aux moulures ourlées de doucines, contrastant avec ces panneaux de verre, lisses et hermétiques et usinés. Il cisèle la pierre avec le raffinement des maîtres verriers de Murano et assemble le verre comme jadis nous le faisions avec les blocs de pierre. Nos sens de la perception sont modifiés dans notre rapport à l’ordre. Certains furent sonnés, et d’autres ébaudis. Et Mazzucconi, à l’architecture coup de poing dans un gant de velours, consacra cette union.

Et l’enterrement ? Oh ! ce mariage ne finira pas comme un conte ordinaire « …et à la fin, ils eurent beaucoup d’enfants. » L’uchronie mordra la poussière. Sans concession comme nous le connaissons, le monde pour adultes tira son glaive du fourreau et frappa : le verre terrassa la pierre, comme dans un drame antique. « La pierre est morte, vive le verre ! » proclamèrent les commanditaires d’immeubles de bureaux, glorifiant l’avènement du nouveau monarque avec ses promesses de transparence, nouvel ordre architectural. Mazzucconi grava son nom dans la pierre et continua de tracer son sillon qui l’amènera jusqu’à La Citadelle (1984), bastion de logements mariant pierre et verre, aux portes de Paris.

LFAC

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