97 rue de Cléry. Paris 2e
Immeuble d’habitation du poète André Chénier 1762-1794
« La République n’a pas besoin de poète », c’est ce qu’aurait dit l’accusateur public Fouquier-Tinville à celui qui avait l’ambition de devenir l’Homère des modernes. Guillotiné, le corps d’André Chénier (1762-1794) sera jeté dans une fosse commune. Salauds de bourreaux! Aujourd’hui, une plaque en l’honneur d’un fondateur de clubs de loisirs s’invite sur la photo et vient gâcher la mémoire d’un condamné. Quand le sort s’acharne.
C’est là, au 97 rue de Cléry (2e), qu’en 1793 le poète établit son asile provisoire, à l’étroit comme on le voit, où le génie d’un lieu – me souffle Chateaubriand – concourt à la dramaturgie d’une vie écourtée à laquelle je vous convie… en compagnie de l’imaginaire.

Au nord, sur la rue Beauregard, la façade est aveugle (c’est-à-dire sans fenêtres), un comble de l’entendement… sauf peut-être pour celui qui a pour maître le père des poètes (Homère). Serait-ce un signe? Privé de l’éclairage du nord, la lumière des artistes, il devra se contenter de celle des touristes, au sud, aveuglante, où la façade se compose de quelques fenêtres scandant des chambres tirées comme des lignes d’écriture, sur quatre étages, le dessin d’un quatrain. Et où les rimes viendraient s’aligner au final dans une assonance verticale, à l’est, la pliure d’une feuille faite de pierre, cette extrémité enfoncée. Enfin, et dans sa totalité, voyez comme l’immeuble fait la proue d’un îlot, tel un bateau ivre échoué intentionnellement sur un haut-fond. Tout un poème.
Approchons-nous, un peu. Juste en-dessous de la plaque à la mémoire du poète, il y a une fenêtre… peut-être la fenêtre où, derrière, se tenait André Chénier guettant tous les matins le soleil venu d’Orient, avec son cortège de rais flamboyants, un phare plein d’espoir. Alors on l’imagine souffler sa bougie, compagne incandescente d’une nuit d’écriture et de solitude qui, comme lui, se consume: elle, libérant dans une volute de fumée son doux parfum ambré, et lui, reposant son corps fatigué, soulagé des vers qu’il vient de coucher.
Maintenant que nous avons traversé la fenêtre, cloison de verre où transparait un autre monde, imaginons l’intimité du poète – oh, quelques mots seulement, nous n’avons pas été invité, notre hôte s’est absenté! [André, où que vous soyez, pardonnez-moi cette effraction mais elle semble nécessaire à notre imaginaire.] L’espace est réduit. Là, dans un coin, un poêle encore tiède du brasier de la nuit passée. Ici, la couche du poète encore défaite, et au-dessus une étagère rassemblant des ouvrages essentiels. À côté, une table de chevet sur laquelle on trouve une assiette contenant les restes d’un repas frugal. Derrière, près de notre fenêtre, la table de travail où un encrier et des plumes sont méticuleusement posés sur des feuilles de papier bien ordonnées, plus loin une bougie, un cendrier, une bouteille et un verre. Le cabinet de toilette doit être sur le palier. Quoi de plus austère qu’un intérieur d’une vie d’ermite. Il est temps de nous retirer, et de laisser le poète retrouver son intimité.
La pierre ne ment pas, dit-on, car le logis est pareil à l’esprit: vaste il convie, et réduit il confine. Mais le poète n’a que faire des dictons sentencieux, il est d’une autre espèce: celle qui s’emprisonne dans le martyr d’un idéal de liberté. Alors il construit sa geôle aux barreaux de verre, un exil nécessaire pour sonder au calme son cœur malade, plein de trouble et de mélancolie, malade à s’en étouffer. Et pour respirer, il ouvre son cœur – encrier des poètes maudits – pour y tremper sa plume; et il se met à écrire, à écrire sur l’éphémère et l’éternel certainement, parce que l’écriture est l’antidote du poison qui le corrompt, le poison de la passion. Doux venin que celui de la poésie, s’emprisonner et s’empoisonner pour partir et guérir! Baudelaire disait qu’il transformait la boue en or, certes alchimiste le poète est aussi un pervers qui fait des vers… et moi un scribouillard au rancart.
André Chénier, lui, fut pour un instant de 1793 un poète de chambre. Sa musique, il la compose pour nous avec son petit orchestre improvisé: l’étagère aux bouquins sera le clavecin, l’assiette la timbale, la bouteille à la clarinette et le poêle prendra le hautbois. Fantaisie? La poésie c’est l’imaginaire, et son rôle est de faire vibrer les cordes de la sensibilité: une musique versifiée faite de mouvements, de couleurs et de parfums chantants, aux notes changeantes, aux tons riants et dansants. À défaut d’être un Homère, Chénier fut pour nous, ici et maintenant, un Orphée des modernes.
Partir, s’évader. Sa musique l’enivre, les notes s’envolent, pareilles à des hirondelles folles, et volent par-delà la fenêtre – notre fenêtre – portées par des vents chauds, et migrent vers un autre monde, un monde rêvé, aux vergers d’arbres fruitiers qui donnent à goûter les fruits du plaisir: un Éden retrouvé. Le désir de partir, incandescent, qui le brûle d’envie; et il écrit, encore, et encore, jusqu’à ce que sa plume enflamme ses feuilles. De sa cabane urbaine, ses évasions ne sont pas vaines. Comme il vit retiré d’un monde qui n’est plus le sien, il s’en construit un nouveau, avec sa faune et sa flore, avec son Eurydice, et va refaire sa vie, qu’il vivra par contumace.
Idiots de bourreaux, les poètes sont éternels!
Cette phrase est à peu près tirée du dialogue de ” Pauvre Bitos ou le dîner de têtes ” de Jean Anouilh:
– ” Nous manquons de poètes – dit Saint-Just à Robespierre ( à moins que ce ne soit l’inverse )
– ” Il y a bien André Chénier ”
– ” Tu as bien fait de m’y faire penser, à celui- là ”
Sur la charrette qui les menait à l’échafaud, les poètes Roucher et Chénier disaient des vers de Racine…
Les derniers mots d’André Chénier : ” Et pourtant j’avais là quelque chose ” ..; en montrant son haut front.
Il a dit ailleurs : ” Mourir sans vider son carquois “.
Merci pour ce magnifique article. André est toujours là.