L’ouverture, comme variable d’ajustement.

Immeuble de logements sociaux, 17 rue des Suisses (14e).

Livré en 2000 par Jacques Herzog et Pierre de Meuron.

Une façade tel un coffre, à trous, forgé par des architectes suisses, et placé rue des Suisses… Non, ceci n’est pas une histoire belge ! Toutefois, relativisons. Il n’est de coffre que lorsque tous les volets sont repliés ; quant aux trous, ni grossiers ni désordonnés comme ceux du gruyère, nos architectes étant bâlois ils sont fins et réguliers, organisés en claustras mobiles. Même si l’aspect paraît sévère à première vue, sachez que derrière la surface des choses – trop lisse – souvent transparaît quelque profondeur. Alors, tâchons d’en trouver. D’autant qu’ici, nous ne devrions pas tomber dans le cliché : à cette époque, Herzog et de Meuron étaient encore dans une recherche expérimentale plutôt fine, sensible, à échelle humaine.

Tous deux nés en 1950, étudiants au Polytechnicum de Zurich et diplômés en 1975, c’est naturellement que Jacques Herzog et Pierre de Meuron  se réunirent pour fonder leur agence, en 1978, à Bâle. Et dès leurs premières réalisations, ils cartonnèrent. Les bâtiments Ricola à Laufen (Suisse, 1987) et Brunstatt (à Mulhouse, 1993) : l’un, parallélépipède aux façades cadencées de ceintures en fibrociment aux horizontales rappelant les rayonnages intérieurs, et l’autre, boîte aux rabats s’ouvrant en panneaux de polycarbonate translucides sérigraphiés d’un motif végétal. La Maison de pierre à Tavole (Italie, 1988) : « fusion du plan, de l’élévation et de la coupe » par une croix en béton divisant des remplissages en pierre sèche. Le Poste d’aiguillage de la gare de Bâle (Suisse, 1999) : enveloppe de minces bandes de cuivre torsadées par endroits, ménageant des ouïes aux teintes assombries. Bref, une recherche de matériaux et d’esthétique, signe de poésie nonobstant une rationalité de façade. En 2001, ils furent lauréats du prix Pritzker. Puis, me semble-t-il, il y eut comme un… changement de braquet. Attention, j’y vais à gros traits ! Est venu le temps des cathédrales… du sport : les stades à Munich (2005), Pékin (2008) et Bordeaux (2015) par exemple. Et, entre autres, des projets plus… pointus : une Philharmonie à la coiffe hirsute à Hambourg (Allemagne, 2016) ou bientôt une tour Triangle (Porte de Versailles, 15e) peu d’équerre pour des pétitionnaires. Aujourd’hui, leur réputation est à la dimension de leur œuvre : internationale.

Ici, rue des Suisses (14e), dans ce quartier où la modernité et le contemporain de qualité se font rares – à l’exception de l’immeuble Plaisance de J. Balladur (« Souriez, vous êtes habités ! ») à deux pas de là, nos deux architectes stars se coltinèrent une parcelle peu commode. Pensez donc : deux fronts sur rues en équerre, l’un donnant sur la rue Jonquoy et l’autre (le nôtre) se prolongeant en une interminable cour étriquée, terrain pareil à un sabre planté jusqu’à la garde dans le corps bâti. Mais bon, d’aucuns diront : « c’est du social… ». Sauf que, s’étant déjà frottés à l’exercice à Bâle, un front étroit à la Schützenmattstrasse (1993) et une bande étriquée à la Hebelstrasse (1988), ils les – comment dire ? – recyclèrent en faisant un mix de typologies et d’échelles : deux bâtiments sur rues, des petites maisons et une barre basse pour rester au ras du jardin sur cour. D’ailleurs ce projet reçu le prix de l’Équerre d’argent (2001) mais, à moins d’avoir le code ou l’œil suffisamment pointu pour le passer par un trou du claustra, une bonne partie vous sera soustrait à la vue… La transparence aurait-elle donc un prix ? Mais restons sur notre façade puisque c’est notre sujet et d’autant que ces deux architectes lui imposèrent, comme de coutume, un langage propre : celui de la texture. Tant elle détonne de ses mitoyens, elle s’affiche aussi comme l’expression d’un objet unique, où la composition (la façade) se superpose au contenu (le logement) comme dans une transposition du Pop Art à l’architecture urbaine. Bref, c’est le packaging qui les emballe.

Là, ils firent une façade sensiblement plissée garnie de volets pliants. Et donc, bien avant que ce soit à la mode, du « en même temps » : homogène et variable. Homogène car, tout en horizontales (l’horizontale c’est la stabilité, le calme) et sans individualisation visible des appartements (tous unis sous une même monochromie), elle semble compacte, comme formant un bloc… un coffre. Ça, c’est la version nuit. Le jour, elle s’anime – pardon, les occupants (trop souvent oubliés) l’animent. Elle s’éveille, remue, devient mobile. Ici ou là, tôt ou tard, bref au gré de chacun, ses volets – ses protections – se replient, ouvrant à la clarté du jour des loggias (du « standing » pour du social !), ce mi-chemin entre privé et public, donnant par cette double peau une dimension supplémentaire à la façade : sa profondeur. Dans un temps long, cette façade varie et s’ajuste à son environnement : la vie quotidienne. Nuit et jour, tantôt égale parce que fermée (« poker face ») tantôt désunie parce que libre (émotive), elle est soit austère faisant grise mine, soit elle s’ouvre et s’épanouit… très parisienne en somme (zut, un cliché !). Coup de pouce du destin ou génie – à l’insu de son plein gré – du lieu, un jardin lui fait face : assis là sur un banc, patience et longueur de temps nous permettraient de voir une façade… en mouvement. Au-delà de son apparence première, l’immeuble peut se voir comme une interprétation de la poétique de la métamorphose, passant du lisse et hermétique au relief et dialogue. Profondeur des choses ou miroir de la société, l’ouverture – sur le monde extérieur – est bien une variable d’ajustement… du genre humain.

Oh, on pourra regretter le matériau peu « tactile » des claustras en ce lieu tranquille où les cris d’enfants jouant dans le jardin sont ponctués des bruits métalliques des portes (d’entrée et du garage) se refermant ! Et certains esprits conservateurs, à nouveau, jugeront qu’il est difficile de s’intégrer au tissu urbain parisien. Mais Herzog et de Meuron introduisirent – ici comme ailleurs – un nouveau langage, où le paraître se manifeste, où l’image l’emporte sur le verbe. Et, à l’heure où nous écrivons, l’Histoire leur donna raison. Aujourd’hui, l’architecture doit avoir une gueule, et non la parole ! De la surface, et non de l’épaisseur ? Certes un coffre, mais à trous… finalement les loggias : le bâtiment vit.

LFAC

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