La caserne radieuse.

Caserne de pompiers, 37 boulevard Masséna (Paris 13e).

Livrée en 1973 par Jean Willerval (et Prvoslav Popovic).

Certainement quelqu’un de coutumier des beaux quartiers parisiens au style haussmannien vient de tomber en syncope, faut appeler les pompiers! « Pas de panique… » rétorque un habitué, « c’est du brutalisme ». Faut dire que, un peu comme sur les étagères de grand-mère où sont disposés bocaux et conserves, sans étiquetage on est un peu paumé. Eh bien, en architecture c’est pareil! Notre bâtiment est estampillé brutaliste parce qu’il répond aux critères suivants: mémorabilité en tant qu’image, exposition claire de la structure et mise en valeur des matériaux tels quels. Et coup de chance pour notre quidam encore un peu pâlot – le choc a été rude: « c’est un sacré engin tout de même, y a d’quoi être secoué! » – puisqu’il s’agit d’une caserne de pompiers, et l’une des plus grandes d’Europe nous dit-on. La caserne Masséna, œuvre monumentale de Jean Willerval, sorte de petite ville dans la grande ville, domine les alentours de sa haute stature et est, pour certains, « belle comme un camion »… de pompiers.

C’était le temps des architectures flamboyantes, où l’élan des Trente Glorieuses permettait aux architectes d’exprimer quelques grands principes de la Charte d’Athènes; et Jean Willerval était de ceux-là. Né en 1924, élève de Louis Arretche, il est de la génération des Balladur et Taillibert déjà vus, mais aussi des Parent, Renaudie ou Kalisz, bref de ceux qui ont biberonné les architectures de Perret, qui travaillait ses bétons, et de Le Corbusier, qui les laissait bruts de coffrages en bois faits « à la planche ». C’était aussi le temps du béton, matériau souverain souvent banalisé par une utilisation industrielle mais parfois œuvré dans une recherche d’ouvrage d’art. C’est dans ces années qu’il bâtit – entre autres – le Palais de Justice (1968) à Lille, le siège social de la société Pernod (1974) à Créteil et la Tour de la communauté urbaine (1978) à Bordeaux, des œuvres aux volumes différents ayant en commun une volonté constante de recherche dans l’expression de monumentalité par la mise en œuvre structurelle du béton.

Et cette caserne n’échappera pas à la monumentalité. Située sur les anciens fortins de Napoléon III, à mi-chemin des portes d’Ivry et de Vitry entre les boulevards périphérique et ceux des Maréchaux, elle fut destinée à seconder la caserne de Champerret (au nord-ouest) et à veiller sur le sud-est parisien et le Val-de-Marne. Fut programmé sur un terrain presque carré de 13.500m2 un gigantesque projet de 72.000m2 de planchers dont voici, sous forme (presque) compactée, le programme regroupant les services administratifs et techniques. À savoir: des chambrées pour 550 sapeurs, 114 logements pour officiers et sous-officiers et hommes de troupe mariés, les bureaux avec salle de conférence, un centre opérationnel, une bibliothèque et des locaux de réception du public, auxquels s’ajoutent la cuisine, les restaurants, la cantine (pour environ 200 enfants) ainsi qu’un parking pour 200 véhicules avec leurs ateliers de réparation et le magasin d’habillement, et enfin pour agrémenter le tout des équipements sportifs et culturels tels qu’une cour d’exercice et de manœuvre, un gymnase, une piscine chauffée ainsi qu’un court de tennis et un théâtre sur le toit… oui, sur le toit, par manque de place?, plutôt en souvenir de la Cité Radieuse de Le Corbusier. « Un sacré engin », tu m’étonnes!

Alors, vous comprenez bien que l’architecte va se heurter à deux problématiques majeures: l’une étant de faire venir la lumière naturelle à la majeure partie des locaux et l’autre d’assurer une communication verticale ultra-rapide entre les chambrées et les véhicules d’intervention. Ainsi, Willerval adopta le principe « athénien » (cf. la charte) du socle-bloc divisé par fonction. Sur l’épaisseur d’un socle (où l’ossature à grandes travées permet de manœuvrer les véhicules) dont il double les niveaux (pour multiplier les accès, profitant du dénivelé naturel) et d’où il fait partir (pour éclairer les ateliers) de splendides lanterneaux, il dresse: un long bloc de chambrées (en porte-à-faux) au-dessus des garages pour les interventions rapides, puis un haut bloc (à l’esthétique corbuséenne) pour les logements et deux autres petits blocs (pour l’accueil et la restauration) fermant un large patio baigné de lumière. Au sud, dans l’épaisseur, la piscine, et dessus la cour d’exercice et sa tour, et au nord le gymnase au volume orignal avec son extraordinaire ensemble vitré. Partout, on devine une architecture puissante, et lyrique avec ses formes abstraites, exploitant au maximum les possibilités qu’offre le béton armé. Il y a (toujours?) un rapport étroit entre la forme, l’usage et la signification. Ici, l’expression plastique nous renvoie non seulement à sa tectonique, tant rassurante d’un bâtiment haut et fort bâti comme un roc que protectrice aux façades épaisses; mais aussi à l’émotion qu’elle véhicule, par la qualité d’exécution et de finition des éléments de façade préfabriqués, donnant à cette peau en béton de ciment blanc sablé puis passé au silicone un aspect presque charnel, soyeux et délicat, Willerval arrondissant ses angles. On devine bien, ici, que ces formes définissant gymnase, tour, cheminée, escaliers, balcons et loggias, toutes furent dessinées avec passion à la pointe du crayon, et que toutes constituent un langage, celui de la vérité technique, brutaliste pour certains, avec aménité pour d’autres.

Par gourmandise, je terminerai d’abord par une savoureuse anecdote rapportée par l’intéressé. Un pote de l’administration, au début du mois d’août, lui demanda: « Tu es sur quelque chose en ce moment?… Parce qu’il y a un dossier qui traîne, là, sur le bureau du chef ». Ce-dernier, au retour des congés, le convoque pour lui adresser ses plus plates excuses à propos de ce regrettable malentendu (une petite école lui était destinée et non ce dossier) et, découvrant ses esquisses, lui dit: « C’est pas mal du tout! ». On connaît la suite. Enfin, par un quiproquo d’une autre nature. Rapidement m’étant fait « alpagué », je dus vider mon appareil photo… Dura lex sed lex, car cette caserne est désormais classée comme sensible, signe des temps. De l’autre côté du boulevard, pile en face, la maison Planeix construite en 1927 par… Le Corbusier veille sur elle.

LFAC

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