Il était une fois… dans l’ouest parisien.

Hôtel « Square », croisement des rues Gros et de Boulainvilliers (Paris 16e).

Livré en 1996 par Roger Taillibert.

Le western. Mais en version pullman, où les fauteuils en cuir et volutes de havanes se substituèrent aux chaises en bois et colts fumants, les salons aux saloons. Le 16e arrondissement fut pourtant une terre de pionniers: Hector Guimard (dès la fin du XIXe siècle) puis Jean Ginsberg (jusqu’au mitan des Trente Glorieuses) lui donnèrent un sacré coup de fouet. Or, un triste désert gagna ces terres; les shérifs locaux, à l’esprit boutiquier, dégainèrent stylos et parapheurs, réglant ainsi leurs comptes aux soit-disants cowboys de l’architecture contemporaine. Mais, il était une fois… dans l’ouest parisien, un homme descendu des hautes plaines des Beaux-arts (l’Académie) tel un grand chef indien qui, tirant sur son calumet d’où s’éleva l’émanation du grand-esprit, révéla à l’assemblée qu’en ces lieux sortira de terre la pierre angulaire de la tradition du luxe et de l’architecture moderne. Son nom: Roger Taillibert.

Jeune diplômé, il partit des années durant à la conquête des territoires occupés à la recherche architecturale. Il s’arrêta, notamment, en Finlande chez Aalto où il apprit les rudiments de la programmation et le souci du détail, au Mexique chez Candela découvrant le grand geste et les voiles minces, au Polytechnique de Stuttgart y étudiant l’application du génie civil aux bâtiments et les grandes portées. Ainsi il constitua un fonds à partir duquel son esprit créatif prospérera. Des années plus tard, à Paris, Roger Taillibert sera l’architecte du Parc des Princes (1972), une forteresse bâtie pour partie au-dessus du périphérique et bastionnée de voiles pointus liés par de hauts parapets; et, à l’international, son nom restera définitivement associé aux aménagements du Parc olympique de Montréal (1976), avec sa tour penchée – l’énergie du lieu jaillissante – d’où se déploie ou vient se blottir la couverture souple du grand stade. Ces deux cathédrales du grand-messe du sport, où l’architecture achemine à l’émotion, cueillent le visiteur dès le premier regard, et orneront de belles plumes la coiffe du grand chef.

Mais son œuvre ne se borne pas à sa renommée; 50 ans de carrière, pensez donc! C’est en 1985 que lui fut confié l’aménagement de l’îlot Gros-Boulainvilliers, sur un terrain voisin de la Maison de la Radio. Autour d’un square, il réalisa deux écoles maternelle et primaire rue Gros, un conservatoire municipal rue La-Fontaine et des logements sociaux rues de Boulainvilliers et du Pré-aux-Chevaux, voie piétonne créée à l’occasion séparant notre bâtiment de la pointe de l’îlot, le révélant à celle de l’architecture moderne, un point de mire où tous les regards s’attirent. Bienvenue à l’hôtel Square, bâtiment-îlot pourtant triangulaire qui « se donne à voir », d’abord pour émouvoir mais aussi comme objet construit se suffisant à lui-même, bref un bâtiment au look total. Parce que chez Taillibert, dans un projet, « la première chose qui se donne à moi, c’est l’idée. », et force est de constater que celui-ci illustre bien un concentré du programme, luxe et modernité, où l’architecture s’apparenterait alors à de « la haute couture ». Notez qu’ici il ne sera pas question de voiles minces ou de grandes portées mais de raffinements, tant à l’intérieur où l’on trouvera moult attributs de sophistication, de préciosité auxquels le visiteur d’un 5 étoiles s’attend, qu’à l’extérieur où formes et matériaux tendent à le subjuguer. Le bâtiment est gainé de plaques de granit gris polies calepinées et enchâssées de petits éléments vitrés carrés ou verticaux surmontés de bandeaux de verres fumés.

Au premier regard, j’y vois un bâtiment animal. Une bête tapie ici, qui nous regarde de ses longs rubans d’yeux moirés, à la carapace souple faite de plaques venues d’un autre âge percée de multiples ouïes de formes structurées… Ou bien sont-ce les meurtrières d’un fort, Fort Taillibert, bâti comme un roc – unité de lieu et unité du bâtiment – que le grand chef indien tient au grand dam des shérifs qui ne portent qu’une étoile épinglée à leurs gilets: non messieurs, ici c’est cinq étoiles… et pan, dans l’buffet! The End, mon film est terminé, revenons au monde réel, plus tangible. Aux formes que l’on peut toucher du regard. Et toujours chez Taillibert, que ce soit pour les enceintes populaires à grandes jauges ou pour un hôtel de luxe de 22 chambres et suites, sa règle ne tire pas des lignes droites mais des courbes. Il le doit à père Corbu seconde époque, lorsqu’il « est sorti de l’angle droit » nous dit-il; mais aussi à mère Nature au ventre fécond de formes sensuelles, de lignes mouvantes, de courbes émouvantes, comme si le sensible s’imposait – en définitive – au rationnel. Même si, selon lui, « pour construire des courbes, il faut aussi construire des angles droits! Ce qui est essentiel est la tension entre les deux », et preuve en est la naissance de son gros galet poli à trois faces au croisement de la rue Gros et de cette nouvelle voie aux allures de mini-canyon. La ligne droite dicte, et la courbe épouse. De ce pan droit naissent et meurent les ondulations qui font le tour du bâtiment monde, où la course du soleil donne vie tantôt à celle infléchie sous la force totémique de la « maison ronde » (d’Henri Bernard) et tantôt à la suivante où la courbure laisse le feuillage des arbres s’épanouir, et parfois la caresser. La danse du soleil est cadencée par la longueur des ombres dessinées!, me souffle un chef de tribu.

Et le soleil se couche à nouveau sur le canyon, plongé dans l’obscurité… Le grand chef indien a fait son œuvre, puis il est parti sous d’autres cieux. Les shérifs revinrent, et plus de diligence à dépoussiérer l’ouest terne. L’histoire de l’Architecture est parfois vue comme une longue suite de malentendus, surtout dans les réserves!  Il était une fois… 

LFAC

%d blogueurs aiment cette page :