De la maille en barre.

BARRE DUBUISSON

4-40 rue du Commandant-René-Mouchotte – Paris 14e.

Immeuble d’habitation livré en 1966-67 par Jean Dubuisson.

J’imagine déjà certains s’exclamer: « Et maintenant une barre, après les tours… c’est l’pompon! ». « Oui, c’est une barre… » leur rétorquerai-je en rajoutant illico presto sur un ton un peu péremptoire: « mais pas à la Duchemolle, non! À la Dubuisson, et ça change tout ». Sans blague que ça change tout: Dubuisson c’est un cador, il nous fait des barres comme un orfèvre. Et celle sise au 4-40 rue du Commandant-René-Mouchotte (Paris 14e), autrement appelée le « village Mouchotte », c’est de l’or en barre… ou plutôt de la maille.

Cet immeuble d’habitation s’est inscrit d’emblée dans le projet de rénovation urbaine du quartier Maine-Montparnasse, planifié au début des années 1960 comme futur quartier d’affaires côté rive gauche, flanquant au sud-est les voies de la gare desservant la Bretagne et recouvertes presque 30 ans plus tard par un espace paysager: le Jardin Atlantique. Il était doté d’un programme massif, à savoir loger quelques 2.000 locataires se répartissant 750 logements sur 88.000m2 habitables (données officielles). Peu friand des tours car, selon lui, l’horizontalité apporte calme et stabilité, il dessina une barre – comme une tour étendue sur le sol? – avec un retour en forme d’équerre, en R+17 (c’est-à-dire 17 étages au-dessus du rez-de-chaussée) sur une dalle surélevée donnant accès en terrasse aux nombreuses circulations verticales et aménagée en stationnement aérien paysager. Enfin, il superposa cet ensemble à un « socle » composé d’un entresol de caves, de locaux SNCF au niveau rue et de 4 niveaux de parkings public et privé en sous-sol.

Barre d'équerre (Dubuisson)

Diplômé en 1939 et Premier Grand Prix de Rome en 1945, Jean Dubuisson est un des architectes de la reconstruction. Il contribua grandement à inventer la production de logements de masse, primordiale dans ces années d’après-guerre, avec la mise au point de procédés d’industrialisation de la construction. Porté sur le projet social de l’habitat, son thème de prédilection est l’habitation collective, et son crédo construire pour le plus grand nombre avec les mêmes exigences que celles destinées aux habitations bourgeoises. « Je n’ai jamais fait quelque chose pour ma gloire, mais simplement pour servir le bonheur des habitants », aurait-il déclaré lors d’une interview. Parce que préoccupé par les nouveaux modes de vie et l’usage de l’habitat, il apporta un soin particulier aux détails et à l’esthétique graphique de ses réalisations.

Faisons un rapide tour du propriétaire. Dans la mêlée d’architecture moderne qui se présente aujourd’hui à nous au pied de la gare – point de départ -, la barre Dubuisson ne souffre ni de son âge ni de son originalité. Son maillage réglé – à dominante horizontale – bourré de baies vitrées – aux rideaux ou stores parfois tirés ou baissés – nous fixe le regard sur cet étalage de semi-intimité, singularité du dedans et du dehors, dans un méli-mélo de stricte verticalité et d’indifférence des bâtiments avoisinants que sont ces lieux de passage tels que le tertiaire et l’hôtellerie, leur opposant un pignon – comme un point final – tout en contraste. Côté jardin, un long et mince tapis engazonné en contre-bas fait tampon avec les voies (désormais recouvertes du jardin aménagé) le long de la perspective presque sans fin, celle-ci aboutissant à l’angle droit terminant la forme en équerre du bâtiment, nous rappelant que cet instrument de géométrie – compagnon de l’architecte – est le premier à être posé sur la table à dessin. Une conception droite, et d’équerre…

Le fonctionnalisme a pour règle de fonder la beauté sur la simplicité et la fabrication. Le principe constructif adopté ici est le suivant: sur une structure de dalles et de refends porteurs en béton armé sont fixés, à chaque niveau, des panneaux préfabriqués en verre et en aluminium anodisé. La solution des refends porteurs (murs traversants) permet de libérer la façade pour la pose d’un mur-rideau (façade légère) à la géométrie rythmée – et parfois subtilement changeante – d’éléments répétitifs industrialisés, une première pour un projet d’habitation de cette ampleur. Aussi, les dormants étant superposés aux ouvrants, le dessin ne change pas en fonction de l’usage – ce qui est rarissime pour l’habitat – et c’est ainsi que se trame une maille irrésistible à la tenue impeccable. Ci-devant, citoyens et citoyennes, la maille Dubuisson, à la fois ruban urbain et tissu social.

Oui, tissu social parce que derrière une façade que certains taxent de grille (en référence aux cages à lapins), on ne peut imaginer la présence de logements allant du studio au T5 (c’est-à-dire 4 chambres en plus du séjour) dont la plupart sont traversants et en duplex, où toutes les baies vitrées vont du sol au plafond. Les locataires ne sont pas malheureux, l’architecte leur proposa un confort de haute qualité à prix modéré. Formant une communauté, ceux qu’on appelle les « mouchottiens » offrent aux promeneurs comme un nuancier de la population parisienne, parce que la façade s’égaye des couleurs de la vie domestique de chacun de ses habitants. Me rappelant le poème Voyelles de Rimbaud, je le transcrirais ici en: rouge le studio de Monsieur Truc, jaune le logement de Madame Machin, bleu l’appartement de la famille Untel, ad libitum; et me verse subitement dans l’imaginaire d’un tableau parisien vivant, façon Mondrian. De l’art-chitecture urbaine!

Car, après tout, que recherche-t-on dans une façade d’immeuble d’habitation lorsqu’on est un citadin, que l’on soit voisin ou promeneur occasionnel? Sans doute un confort visuel et affectif, qui peut se traduire par le bien-être que procure l’affirmation que – là, sous nos yeux – une multitude de vies s’anime derrière ces fenêtres garnies d’étoffes multicolores, comme si la façade fleurissante nous promettait un bourgeonnement d’âmes, de mœurs et de destinées. L’imagination augmente notre quotidien, et Dubuisson sert ici aussi le bonheur du promeneur que je suis; et me rappelle une citation de Flaubert: « L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part ». Sa réalisation a une face humaine et urbaine, et c’est bien là l’essentiel. De l’or en barre, vous disais-je.

LFAC
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