Bloc noir rugueux… et veiné.

Îlot T8 – ZAC Paris Rive Gauche, 115-131 bis avenue de France (Paris 13e).

Livré en 2013 par Rudy Ricciotti.

La pratique de l’architecture, ces temps derniers, pourrait être qualifiée de sportive tant l’épreuve est sempiternellement jonchée d’obstacles démesurés ou déplacés pour qui voudrait faire de la belle ouvrage. Certes la vie est un combat mais parfois, et notamment avec certains, ça castagne. « L’architecture est un sport de combat », nous prévient Rudy Ricciotti qui n’est pas du genre à supporter qu’on lui tire sur la laisse. Vous situant le personnage, même si comparaison n’est pas raison: un Gainsbourg de la profession, à la notoire différence qu’il n’aurait pas une « tête de choux » mais de « voleur de poules » comme il aime se présenter. Et derrière cette apparence rugueuse se cache, évidemment, un artiste: abstrait comme Soulages, politique comme Pasolini et contrevenant… comme lui-même. De retour avenue de France (13e) et à l’instar d’un Gainsbarre chantant ‘Black trombone’ verre de pastis et clope au bec, voilà Ricciotti livrant son bâtiment « Black stone » poutargue et blanc de Cassis en bouche, tous deux insolents de liberté, pieds nus et chemise ouverte. Un style, peut-être; du caractère, certainement.

Né à Alger et résidant à Bandol, Rudy Ricciotti est un méditerranéen. Fort en gueule et un peu fada, il lui arrive d’exagérer mais il possède une analyse fine des métiers de l’architecture, et des enjeux de la construction tant sociaux qu’esthétiques. Ingénieur et architecte, il se fit remarquer en 2006 avec son Pavillon Noir (à Aix-en-Provence) où l’armature structurelle en béton noirci dans la masse enserrant une boîte en verre sombre contraste avec le style local et bouscule les convenances. En 2013, c’est l’année faste: il réalise la construction du MuCEM (à Marseille) avec sa fine et aérienne passerelle noire en BFUP (béton fibré ultra performant) comme trait d’union au fort Saint-Jean, puis la reconstruction du stade Jean-Bouin (à Paris) aux courbes enveloppées d’une résille grise (toujours en BFUP). Projets forts, et sensibles, aboutis de dure lutte après d’éternelles bisbilles entre maîtres d’ouvrage et d’œuvre où le consumérisme des premiers enflamme les débats pour consumer les desseins du second, mais l’architecte pugnace et au caractère bien trempé ne céda en rien à leur pudibonderie.

Dans le secteur Tolbiac-Chevaleret, ZAC Paris Rive Gauche, tout était carré dès le départ (ouf!) et les contours programmatiques et esthétiques furent maintenus (re-ouf!): un cœur d’îlot traversant, une mixité du bâti et une libre expression artistique. L’îlot T8, bâti sur la couverture des voies desservant la gare d’Austerlitz, comprend 71 logements en accession, 21.000m2 de bureaux et 8.000m2 de commerces à rez-de-chaussée organisés autour d’un espace central paysager, puits de lumière naturelle, donnant accès à l’avenue ainsi qu’à la promenade surélevée côté Chevaleret. Cernant un paisible jardin et un rafraîchissant bassin – malheureusement privatisés et soustraits à notre vue – où ondule une fine et délicate façade-rideau, Ricciotti dessina deux blocs distincts séparés d’élégants portails, l’un tertiaire et l’autre d’habitation, comme deux mondes disjoints et dissemblables. L’un est habillé d’une résille – de fins madriers clairs à section carrée – accrochée en claustra des consoles métalliques périphériques, et l’autre couvert de plaques – minérales noires judicieusement calepinées comme un épiderme basané sillonné de plis – recouvrant la peau épaisse et dure en béton du bâtiment. Attardons-nous sur ce dernier.

Contrastant avec le mikado en façade du bâtiment tertiaire, peut-être l’expression des discussions « à bâtons rompus » qu’eut l’architecte avec ce corps de la société, la silhouette du bâtiment de logements affirme le caractère de son concepteur: bloc, noir et rugueux. D’emblée, dans le coin, toisant les disciplinées et diaphanes tours de la BnF, c’est lui qui en impose. Impressionnant volume abstrait où l’architecte se serait essayé à du Soulage version cubiste? Vu le personnage, il ne serait pas extravagant d’imaginer Ricciotti, à peine le bloc extrait de la carrière et posé là, le tailler à coups de ciseau rageurs tel un irascible héros antique – torse nu suant et couvert d’éclats – façonnant un autre monde, ciselant ce diamant noir de facettes parce que se rebiffant contre cet absurde empire du lisse et du blanc qui nous renvoie, désespérément, aux mièvres résidences modèles destinées – sans doute – à Ken et Barbie. Et à le buriner, comme sa gueule, jusqu’à faire apparaître son caractère profond – l’âme de la matière – et nous permettre de voir, en se rapprochant, que cette pierre noire est incrustée de quartz qui brillent comme des étoiles dans le noir profond de l’univers. Souvent, chez le créateur comme dans son œuvre, sous des apparences frustes se logent des pépites poétiques, mystères de la beauté. De ce bloc, il en a fait un immeuble d’habitation, et de ses facettes des balcons où se raccordent les descentes de trop-pleins dessinées comme des veines saillantes – signe que le corps bâti est bien chose vivante – où passerait le suc vital. L’effet plastique est saisissant. Ricciotti a créé cet immeuble… à son image: il a donné une âme au bloc de pierre, et du caractère. Sous des abords d’une bestialité matte, on observe des éclats de brillance; son architecture est généreuse, et flamboyante. Pas suiviste pour un sous, Ricciotti s’engage: il aime la prise de risque, la foire d’empoigne, les joutes, et se nourrit d’une lutte au corps-à-corps (« un sport de combat ») avec le consentement mutuel. Celui de la transparence – inconsistance! -, alors il fait l’éloge de l’opacité devenue aujourd’hui un gros mot. Celui du lisse – morne vie que celle sans reliefs! -, alors il aiguillonne le quotidien du citoyen, comme on pique une viande sur le grill, avec ces aspérités, ces formes incisives qui participent au récit de l’œuvre. Et celui du blanc, synonyme de pureté… illusoire vanité! Ricciotti, ou l’architecture d’affrontement.

Contradictoire à la tendance – fade et copiste, bref anachronique – dictée par les maîtres d’ouvrage, son architecture a de l’épaisseur et de la pesanteur. Ricciotti, en posant sa grosse patte fauve sur la table, impose le débat d’où sortira des vérités. Haro sur le consensuel, l’architecture doit être rendue aux architectes; et elle sera technique, sociale et esthétique… et non consumériste.

LFAC

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