L’avant-dernière demeure d’un seigneur.

Immeuble d’habitation et agence, 51-55 rue Raynouard (Paris 16e).

Livré en 1932 par Auguste Perret (et Gustave Perret).

Est appelée « dernière demeure » le lieu où l’on enterre un mort, sa sépulture ; et c’est au détour d’une contre-allée, au cimetière du Montparnasse, que l’on découvre inscrit sur une stèle au pied d’une dalle en marbre… le nom du maître du béton armé : Auguste Perret (1874-1954). Mais c’est ici, sur les hauteurs de la colline de Chaillot, que trône la pénultième demeure de ce seigneur de l’architecture française. Là, ayant acheté une parcelle triangulaire mitoyenne de la maison de Balzac profondément encaissée, il dressa de 1929 à 1932 un immeuble d’habitation de 9 niveaux, à triple orientation, et de 3 niveaux inférieurs donnant sur la rue Berton située en contrebas ; aux deux derniers étages, M. et Mme Perret y installeront leurs appartements et, au 1er sous-sol, les frères Perret leur agence. La petite histoire succédant à la grande, ce fut Fernand Pouillon – dont Perret parraina sa reconstruction du Vieux-Port de Marseille – qui lui succéda en ces locaux reconnaissables par une façade-rideau, fait unique chez les Perret.

À en-tête de leur papier à lettres était imprimé Perret et Frères, Architectes, Constructeurs, Béton armé ; et si jamais quelqu’un aurait eu l’outrecuidance de demander à Auguste, Gustave et Claude leur CV, si vous me permettez l’expression, il était « en béton » ! Jugez-en plutôt. Par exemple, et par ordre d’apparition à Paris, évoquons : l’immeuble de rapport rue Benjamin-Franklin (1903, 16e) – qui fut l’objet du tout premier article de LFAC -, le Mobilier National rue Berbier-du-Mets (1936, 13e) et l’ex-musée national des Travaux publics avenue d’Iéna (aujourd’hui CESE, 1939, 16e) ; et ailleurs, notamment : l’église Notre-Dame du Raincy (1923, Seine-Saint-Denis) surnommée la « Sainte-Chapelle du béton armé » et la reconstruction du centre-ville du Havre (1945-1954) où, d’après M. Ragon, il proposa un « projet révolutionnaire : un sol artificiel structurant la ville au-dessus des circulations et des parkings » qui fut refusé et « fit alors un second projet, terne, morne, à l’image de l’administration qui s’en montra ravie. » Nul n’est parfait ! Fils de tailleur de pierre, d’essence classique et dessinant – nous dit-on – à la perfection, Auguste Perret possédait avant tout la logique du bâtisseur ; son architecture relevait alors tant de ses qualités constructives que du soin apporté au dessin des façades.

À tout seigneur tout honneur ?… quoique. Figure tutélaire, il fut néanmoins critiqué : trop moderne pour les classiques, et trop classique pour les modernes. Plus que l’homme d’une architecture de transition, entre classicisme et modernisme, on pourra cependant le référencer comme un véritable classique moderne, chantre du « classicisme structurel ». Son apport majeur à l’architecture ? Sans doute celui d’avoir supprimé les murs porteurs, les remplaçant par un « squelette » réalisé en béton armé, qu’il laissait apparent : « Le béton se suffit à lui-même. Le béton, c’est la pierre que nous fabriquons bien plus belle et plus noble que la pierre naturelle. […]. », a-t-il écrit. Et cette ossature, structurelle, lui ouvrit les portes du « plan libre » dont Le Corbusier (engagé, un temps, comme dessinateur à mi-temps) fit l’un de ses principes essentiels. Le reste, en façade, c’est-à-dire les baies libres, ne sera que fenêtres, généralement toute hauteur, et éléments de remplissage, en dalles de béton. Telle sera la logique implacable développée par Perret où l’ossature est l’élément « permanent » de l’architecture, c’est-à-dire ce qui restera : « L’architecture c’est ce qui fait les belles ruines. », disait-il. Y joignant d’autres principes formels : le rythme, la proportion et l’harmonie, tous jalonnant un style, le sien, tant copié par la suite, Perret « c’est la perfection de l’exécution et l’application du béton poussée à bout. », écrivait P. Dufau qui le côtoyât sur le chantier d’Amiens.

Dans son recueil Contribution à une théorie de l’architecture, Perret écrivît : « C’est par la splendeur du vrai que l’édifice atteint à la beauté. » ; et ici, rue Raynouard, apparaissant clairement sur ses façades, on retrouve cette « vérité » des structures et des matériaux qui lui était chère : ossature, remplissage en dalles de béton (réactualisant la taille de la pierre d’antan), fenêtres verticales (avec encadrement en saillie et groupées par deux), ordonnancement vertical (rythmé par une composition en caissons et épaissit de bow-windows), corniches (soulignant les horizontales), etc. Mais aussi, et pour les exalter, le maître joua sur les textures et les couleurs de ses bétons : par exemple, sorti de décoffrage et « tout vibrant de ces sortes de cannelures que lui impriment les planches de son moule » sur le pignon en mitoyenneté, ou bien en y ajoutant des agrégats puis bouchardé – pour obtenir une surface épidermique changeante selon la lumière – pour les dalles de remplissage, et un pigment plus intense selon que la façade s’offre à la course du soleil. Oui, l’immeuble se découvre en cheminant depuis la rue Raynouard puis, descendant un escalier, le long de la rue Berton ; et, bon sang, qu’il est élégant… dire qu’on ne peut soupçonner ni l’escalier tournant en béton armé menant à l’agence ni l’intérieur bois et béton de l’appartement ! De manière flagrante, ici comme ailleurs, Perret donna au béton – ce matériau tant décrié et souvent mal exploité – une certaine noblesse ; d’autant que, grâce à sa maîtrise, il lui offrit une qualité supérieure et tant recherchée : la capacité à « bien vieillir ». Cent ans ont passé, et l’auguste architecture de Perret – dans son ensemble – vieillit bien, preuve ultime que l’œuvre bâtie du maître classique et moderne s’est parfaitement inscrite dans l’Histoire de l’Architecture.

Deux anecdotes pour conclure notre récit. Ne séparons pas « l’homme de l’artiste » : Perret – nous dit-on – était un homme bon, sans artifice, bref spontané mais pas naïf. Alors, sans doute en guise de clin d’œil envers une certaine critique (voir plus haut), il demanda au sculpteur André Abbal de réaliser un bas-relief au fronton de la porte d’entrée. Deux anges luttent : celui doté d’ailes triomphe de celui qui en est privé, par étranglement ! Le message est clair. Enfin, au pied de la porte arrière de la maison de Balzac, rue Berton, se trouve une borne délimitant les seigneuries d’Auteuil et de Passy ; quelques pas plus haut, où en cette veille du 25 février 1954 souffla une dernière fois son génie, se dresse la demeure d’un seigneur… certainement le génie du lieu.

LFAC

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