12 rue Cassini. Paris 14e
Immeuble d’habitation – 1931
Charles Abella 1879-1961
Comme je flânais un matin d’été du côté de l’Observatoire, la tête dans les étoiles sans doute, l’une d’elles scintilla alors plus fort que les autres, dans la constellation de façades d’immeubles que j’avais à visiter, au moment où je vis le nom de Cassini inscrit sur une plaque de rue. Je me souvins alors d’un bâtiment dont on m’avait parlé et je me décida à faire les quelques pas restant qui me séparaient de l’objectif inattendu du jour, situé au 12 rue Cassini (Paris 14e): un immeuble d’habitation, conservé dans un parfait état et entretenu, construit en 1931 par Charles Abella, architecte aux rares constructions hier et pourtant dont le nom distingue aujourd’hui les lauréats d’un prix d’architecture.

Et ce qui distingue cette construction de tant d’autres c’est d’abord, il me semble, l’impression quasi-animale qu’elle rend par sa volumétrie faite d’un assemblage de corps de bâtiments aux formes saillantes sous une peau de couleur fauve. Sur tout le développé de la façade, formant par son milieu un angle sur rue et sur un jardin que l’on devine derrière une grille d’entrée en ferronnerie d’art, s’élevant sur sept étages pressés entre un rez-de-chaussée agrémenté d’une frise en panneaux allégoriques du peintre-sculpteur Xavier Haas et un attique sur rue avec terrasse, c’est le bow-window faisant le coin qui en impose le plus, au première vue, par sa volumétrie et sa frontalité.
Sa présence physique imposante est telle qu’elle repousse vers l’arrière, comme engoncée, la cage d’escalier dans un cylindre garni de petites fenêtres verticales placées suivant le rythme des marches, et encore plus loin de larges et hautes baies vitrées pour des studios « ateliers » certes amples mais comme regardant ailleurs – toujours côté jardin, alors que côté rue cette fois-ci un corps en retrait semble retenu par des bras (les balcons) puissants, ceux s’étirant du bow-window dominateur, pour l’aligner comme il se doit sur le front bâti.
Là, semblent régner de considérables tensions, de violentes forces intérieures, pareilles à celles d’un corps robuste bataillant pour se libérer, les membres liés (le jointoiement apparent), un être convulsé aux reins et à la poitrine prisonniers par son enveloppe extérieure, comme à l’étroit dans sa peau. Qu’est-ce qui se trame entre cuir et chair?

Cette fine membrane, presque organique et ici traitée en béton lavé où les gravillons ont été sélectionné pour l’homogénéité et l’esthétique du rendu, est la caractéristique la plus remarquable exprimée par l’architecte qui en a revêtu tout son bâtiment, proposant ainsi une façade comme une peau semblable à un cuir grenu, souple et chaud. Saine, sans bleus ni cicatrices, cette peau couvre l’intimité des intérieurs privés, de sa fine pellicule elle ne dessine que ce qu’elle veut bien laisser paraître, ce qu’elle doit rassembler pour s’articuler sans se rompre.
Cette peau, c’est la médiatrice entre le bâtiment (sa façade) et nous: elle participe au dialogue avec celle ou celui, par la vue ou le toucher, qui sait lire les émotions qu’elle retranscrit. Ne parle-t-on pas de sensibilité à fleur de peau? Messagère périphérique, apparent, de l’âme, elle nous parle avec son vocabulaire: sa couleur, ses plis, son grain et sa chaleur. On pourrait aussi envisager la peau comme la frontière séparant la fragilité de son intimité face à l’inconnu et ses forces exogènes. Car sa propre peau n’est pas tout à fait comme celle de l’autre: la sienne est connue, maîtrisée, souveraine, alors que celle de l’autre est un mystère, parfois même une tentation, mais assurément étrangère, un corps étranger encore au dehors. Et pourtant, la peau est singulièrement une invitation au toucher. Et c’est d’ailleurs ce que cette façade m’a dit: « Je t’invite à poser tes mains sur moi, doucement, avec attention. Touche la peau que j’habite, sens mon grain et ma chaleur. Ressens-moi, je t’en prie! ».

Alors, je me suis exécuté; sur sa proposition, j’ai avancé ma main ouverte et je l’ai posé délicatement sur son flanc, ressentant successivement sa masse, sa force contenue, sa chaleur et son grain. Bon sang, cette façade est vivante! Et mon autre main flânant, ou plutôt se promenant librement de grains en grains, que nous soyons faits de pierre ou de chair, rassemble sous ses doigts autant de reliefs que mon esprit tout à l’heure d’étoiles; le toucher est une vision du bout des doigts, glissant vers l’inconnu aveuglément. Je ne vous parle pas ici de technique, mais de vision: une vision intérieure, l’émanation expansive de l’âme, s’observant par son désir d’aventures, son intérêt à découvrir de nouveaux territoires, à explorer l’autre. Et cet autre est tout un soi habillé de (sa) peau, son premier et seul véritable habit. Sa peau, c’est tout lui ou tout elle, à la fois sa chaleur ou sa fraîcheur, avec ses plis dessinant des monts et des vallées, son paysage veiné de bleu se jetant dans une mer intérieure, cachée, comme le serait une malle au trésor ou une boîte à bijoux, c’est selon.
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