Élève du maître (du béton armé).

Immeuble de bureaux, 92 avenue de Wagram (Paris 17e).

Livré en 1955 par Denis Honegger.

Qui dit élève, dit maître. Dans l’épisode – pardon – l’article précédent, nous avions mis en une le maître du béton armé, Auguste Perret, illustrant à l’occasion sa virtuosité dans l’utilisation du matériau, ses mises en œuvre et ses différentes textures, l’anoblissant même au titre de pierre de taille reconstituée, révolutionnaire d’emploi et donc moderne, spécifiquement dans l’organisation du système ossature / remplissage. Alors que beaucoup le copièrent ou s’en inspirèrent avec plus ou moins de fidélité ou de succès, certains – et de bon droit – se réclamèrent de la flatteuse estampille « élève de Perret ». Architecte suisse, persévérant dans l’application du principe lié au classicisme structurel c’est-à-dire l’ossature comme un « permanent » de l’architecture, Denis Honegger (1907-1981) fut l’un d’eux.

D’abord étudiant l’architecture à Lausanne, Denis Honegger s’inscrivit en 1924, sous l’impulsion de son ami Oscar Nitzchké, à l’Atelier du Palais de bois (nom officiel de l’atelier d’Auguste Perret aux Beaux-Arts) et travailla, en parallèle, dans l’agence (alors rue Benjamin-Franklin) de son chef d’atelier. Employé un temps, quelques années plus tard, chez Theo van Doesburg, il participa à l’élaboration de l’avant-gardiste Dancing de l’Aubette (Strasbourg, 1928) avant de retourner chez Perret où, dans sa nouvelle agence rue Raynouard, celui-ci lui confia divers projets, parachevant de fait sa « formation ». À la fin des années 1930, il gagna des concours en Suisse et s’installa du côté de Fribourg avant de revenir, fin des années 1940, à Paris. Là, en cette période marquée par la Reconstruction, Honegger trouvera maintes occasions pour adapter le langage de Perret aux nouveaux impératifs (économie et délais) de la construction via la préfabrication. Citons, par exemple : la Halle aux farines (13e, 1950) reconvertie en 2006 par N. Michelin en campus d’université et l’ensemble de logements aux 72-76 rue de Meaux (19e, 1958) où tours et barres, respectant l’échelle du bâti environnant, organisent l’espace dans un îlot ouvert et paysager. Plus tard, avec Serge Lana, il livrera le tripode de l’INSEE à Malakoff (Hauts-de-Seine, 1974) promis, aujourd’hui, à la démolition alors qu’il pourrait être réhabilité.

Après guerre donc, alors que Perret – dernier des « pionniers » – était la figure centrale de l’architecture française et continua son œuvre (ses grandes réalisations au Havre) jusqu’à sa mort en 1954, ce fut surtout à la nouvelle génération (contemporaine à celle de ses élèves les plus connus : Jean Le Couteur – déjà vu dans nos chroniques – ou Paul Nelson, par exemple) que fut confiée, au début des années 1950, la modernisation de la ville et de facto sa plastique urbaine. C’est à Honegger que fut demandé de livrer, sur une parcelle en forme de L (angle orienté au NNO) située au croisement du 92 avenue de Wagram avec le 71 rue de Prony, un immeuble de bureaux. Immeuble d’angle à pan coupé, tout premier immeuble de bureaux parisien en béton brut, certains habitués du coin et nostalgiques (d’un temps que les moins de 20 ans…) y reconnaîtront l’historique siège social du groupe Sony. Quant aux aficionados de Perret, ils remarqueront la fidélité de l’élève aux préceptes du maître du béton armé quand bien même il les mâtina d’une subtile raideur qui sied au tertiaire (sa nouvelle organisation du travail et l’avènement de la cloison mobile qui, calée sur une trame en façade, offre une souplesse d’adaptation pour l’aménagement intérieur). Certes ravalé lors d’un changement de propriétaire, toujours avec Honegger comme il le fut pour Perret, le bâtiment révèle par-dessus tout une qualité d’exécution exceptionnelle attestée par son excellent état de conservation.

Au premier regard, ce qui nous saute aux yeux est le triptyque : rythme, proportions et harmonie… peut-être les trois piliers du Beau, certainement l’assise doctrinale de Perret. Au travers ce triptyque l’immeuble s’élève, classiquement, selon un ordre tripartite : soubassement, étages courants et attique. Le soubassement : un rez-de-chaussée très aéré de grandes baies vitrées sur allèges en dalles de béton gravillonné, le tout ceint d’un large bandeau et d’une fine corniche. Les étages courants : les 6 niveaux se décomposent également selon un ordre tripartite dans chaque travée où se suivent un alignement de dalles à caissons en allège, une baie vitrée divisée en 3 parties et un linteau. Enfin l’attique, de dimension réduite laissant une large plage à une terrasse haute (pour la direction ?) comme le couronnement du bâtiment souligné d’une profonde corniche et d’un fin bandeau. Seul le pan coupé est sujet à variation : hormis d’inattendues baies vitrées quelconques, les allèges se projettent et donnent naissance aux volumes des balcons. L’avez-vous remarqué, tous ces remplissages horizontaux semblent répéter le motif du carré, le plus petit dénominateur commun harmonieux entre rythme et proportions. Mais aussi, et surtout, l’ensemble est tenu par la verticalité rythmée de ces poteaux toute hauteur, passant devant le remplissage des travées comme l’expression de la filiation de l’élève au maître : l’ossature comme « permanent » de l’architecture. De corniche à corniche, ils sont dessinés comme des pilastres bouchardés et coiffés d’un motif décoratif rappelant celui de Perret à l’ex-musée national des Travaux publics. Honegger joue des textures et des tons pour donner chair au béton, ayant certainement à l’esprit la fameuse formule du maître : « Ainsi le béton armé, ce matériau révolutionnaire, est au fond celui qui nous aura aidé le mieux à remonter aux sources de la plus authentique tradition. » Sauf l’utilisation de la préfabrication pour nombre d’éléments constituant ses façades, Honegger souffla sur cet immeuble de bureaux un air nouveau de modernité : la transparence,  par la surface totale vitrée, prenant progressivement le pas sur l’opacité, l’ossature et autres éléments de remplissage. La compacité de l’immeuble d’angle et l’impression de solidité exprimée par l’emploi du béton semblent s’effacer au profit d’une impression de légèreté et de finesse.

Au final, l’ensemble est totalement maîtrisé et d’une grande tenue ; Honegger donna à ce coin de rues au bâti vieillissant une densité et une plastique classique et moderne. Certains suivirent d’autres chemins. À la confluence des théories de Perret et de Le Corbusier, naîtra vraisemblablement le brutalisme, nouvel ordre architectural du béton total ; alors que, pendant ce temps-là, d’autres investigueront sur la mise au point des structures métalliques. À suivre…

LFAC

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