Le mystère de la rue Réaumur.

Immeuble d’activités, 124 rue Réaumur (Paris 2e).

Livré en 1905 et attribué à Georges Chedanne.

Ah ! ah ! Eugène Süe, lève-toi et reprend ta plume car il est un mystère à Paris qui ne figure point dans ton célèbre roman ! À ceci près que celui qui fait l’objet du présent article ne relève pas de la satyre sociale et qu’il est plus tardif. Bon, admettons ! Alors est-ce là, dans ces locaux, que se situerait la chambre jaune ? Non plus, car ceci n’est pas le château du Glandier mais un immeuble d’activités. Fichtre, je m’égare ! Euh… y résidait pas Herr von Bülow ? J’essaie ! Définitivement, le mystère s’épaississait. Aussi, je m’approchais d’un panneau « Histoire de Paris » – vous savez ces bornes informatives aux allures de pelles à pizza – et qu’y voyais-je inscrit ? « Le n°124, entièrement métallique, est dû à Chardanne ». Oh punaise, nous voilà mal embarqué !

Georges Chedanne (1861-1940) fut, en son temps, un architecte réputé pour ériger de larges bâtiments de grand standing, en pierre sculptée façon Art Nouveau. À Paris, citons pour l’exemple ceux situés près de l’Arc de Triomphe: l’Élysée Palace Hôtel (1899) avenue des Champs-Élysées (8e) et l’Hôtel Mercédès (1903) rue de Presbourg (8e). Élève de Julien Guadet et lauréat du Grand Prix de Rome en 1887, Chedanne avait une maîtrise totale dans l’expression de son art et une solide notoriété que justifiait un carnet de commandes étoffé. Nul ne pouvait alors imaginer tel « accroc » à sa réputation: un bâtiment illégitime ! En effet, dans les ouvrages dont le sérieux ne peut être remis en question, il est fait mention d’un « Attribué à… », comme sur certains cartels fixés à côté des tableaux lorsque les experts n’ont pu conclure à une paternité sûre. À l’époque, nous dit-on, nulle coupure de presse – spécialisée ou grand public – n’en relata l’existence alors que la rue Réaumur était en plein boom, un véritable laboratoire d’architecture « à ciel ouvert ». Il était pourtant bien là, et ne passait pas inaperçu. Un bâtiment fantôme ? Mystère et boule de gomme. Jusqu’au jour où… le quotidien Le Parisien Libéré en fit son siège après guerre. Reconnu, il fut alors inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. Le repentir, pour laver l’affront. Depuis, il est « aux petits soins » des administrations et fréquemment rafraîchi. Et quelqu’en soit son auteur, que voyons-nous ? Un bâtiment fastueux, massif et couvert de pierre sculptée ?

Non, un immeuble industrieux, élancé, à ossature apparente en acier riveté. « Sans noblesse », pestèrent les petits marquis du 8e, parce que désincarné de maçonnerie en calcaire brossé fin ton blanc-de-craie pareille à leurs faces poudrées de riz. C’est un bâtiment industriel dévoilant sans pudeur son « physique », sa structure et ses capacités plastiques faite d’un assemblage de pièces tout droit sorties de l’enfer des flammes des hauts fourneaux, ceux de Pompey, les mêmes qui, une quinzaine d’années auparavant, fournirent ceux de la Tour Eiffel, monstre d’ingénierie et de fer… et de répudiation. Pour sûr, « c’est pas Versailles, ici »; il fut charpenté pour supporter des tonnes de rouleaux de tissus et s’ouvrir à la lumière du jour. Dénué d’ornement, de pierre… et de filiation, au chantier où se mêlèrent aux sons clairs métalliques la sueur graisseuse des ferrailleurs, c’est un atelier et fait populaire ! Alors, les Académiciens s’étranglèrent. Mais, sapristi, quelle pièce !

Point d’orgue de la rue Réaumur, de Chedanne ou d’un autre – les plans qu’il déposa pour l’obtention du permis ne correspondraient pas à ce qui fut construit -, il nous apparaît comme une incongruité au voisinage de bâtiments stéréotypés, se distinguant par l’utilisation de la poutre en I rivetée comme principal instrument de son expression esthétique. Un morceau de bravoure, d’autant que ce vocabulaire matériel restreint est sublimé par l’imaginaire stylistique emprunté à l’Art Nouveau. Dès lors, le mystère se fond dans cet imaginaire, emporté dans un tourbillon d’impressions. D’abord la surprise, parce que plus on le regarde plus elle nous saisit, avec ces poutres saillantes, naissant à nos pieds puis se dédoublant comme par aiguillage, filant vers le ciel et guidant notre regard jusqu’à ces « postes d’observation avancés », les bow-windows aux voûtains épanouis en corolle. Puis le fantastique, en réveillant chez nous des souvenirs anciens, ceux que nous avions laissés sur nos tables de chevet lorsque nous étions mouflets, comme une interprétation naturaliste des inventions constellant les romans de Jules Verne ou de H. G. Wells, de même facture que le vaisseau envoyé par Georges Méliès dans l’œil de la Lune. 

Mais le plus extraordinaire, selon moi, ne se voit mais s’imagine; et puis, lorsque nous l’avons à l’esprit, nous ne pouvons plus l’y soustraire… c’est l’équilibre. Le juste équilibre entre ingénierie et architecture, prémices à l’analyse de Mies, la première pour tenir et la seconde pour émouvoir (paraphrasant Corbu), subtile bipédie pour qui veut atteindre le sublime sans quoi le bâti va à cloche-pied, ou pire, se traîne ! L’acier, matériau dur, issu d’alliage, de ces régions où s’est installé la sidérurgie, est décliné ici en façade en profilés et en tôles, les uns tout en relief et verticaux raidis par les autres tout aplaties et horizontales, comme frères et sœurs croisant leurs bras et s’unissant; l’équilibre du cadre familial de l’acier, dessiné par l’architecte avec ingénuité, élégance et sûrement avec une certaine tendresse pour ce matériau, paraît-il, sans noblesse. Des hauts fourneaux à la façade, via la table à dessin de l’architecte, quelle destinée !

Alors qu’Hector Guimard s’essoufflait dans son style, que des pionniers tels que Perret ou de Baudot se lançaient dans une nouvelle aventure, celle du ciment armé – utilisant l’acier pour « augmenter » la structure du corps bâti comme la technologie d’aujourd’hui le fait avec le squelette du corps humain -, d’autres, Chedanne ou l’architecte fantôme, envisagèrent et réalisèrent un immeuble à la façade – à l’allure, au visage, à la gueule – industrielle, métallique, populaire, tant surprenante que fantastique… et équilibrée. Déjà en ces temps industriels, elle intriguait les flâneurs de la rue Réaumur, pensez qu’aujourd’hui encore leurs descendants la prennent en photo avec leurs visages d’enfants émerveillés. L’émotion, au final, parfois le supplante au mystère.

LFAC

%d blogueurs aiment cette page :