Souvenirs d’un chef d’atelier.

Immeuble de logements, angle rue Berger – passage des Lingères – rue Saint-Honoré (Paris 1er).

Livré en 1984 par Michel Marot (et Daniel Tremblot).

Ce chef d’atelier, c’est Michel Marot. Ou « Monsieur Marot » lorsqu’on s’adressait à lui, ou lors de conversations avec quelques personnalités de l’école d’archi. Entre nous, étudiants, nous l’appelions « Marot » évidemment, parce que c’est l’usage de nommer les gens par leur nom ; mais ce « Marot » prononcé semblait avoir une sonorité toute particulière, comme s’il était accompagné d’une émission d’ondes impalpables. Dès l’abord, il apparaissait habité d’une trouble prestance, un peu empruntée, sans doute liée à une forme de timidité ; cependant arrivait soudainement, presque avec violence, une certaine assurance, due certainement à la renommée que son nom véhiculait. C’était un personnage. Oui, c’est ça il me semble, c’était un personnage, presque fictionnel tant il était difficile à en préciser les contours, à estimer véritablement l’étendue de son aura sur les étudiants comme sur ses confrères du corps enseignant, enfin à évaluer sa stature dans le microcosme de l’architecture française contemporaine.

Aussi surprenant que cela puisse paraître pour qui le côtoya, Marot fut aussi étudiant. Diplômé en 1950 puis voyageant en Italie et en Scandinavie, il partira ensuite à Harvard suivre des cours d’urbanisme et reviendra à Paris pour être Premier Grand Prix de Rome en 1954… Aussi, je me souviens, lorsque j’étais moi-même étudiant en première année, l’éprouvante séance de correction inter-ateliers. Au-delà du fait que j’étais un élève de niveau passable, c’était avec une certaine appréhension que je voyais s’avancer vers moi, à pas mesurés, mon chef d’atelier. Plutôt grand et  habillé dans un style classique, il posait d’abord sur vous un regard doux, mais franc, comme s’il voulait vous sonder. C’est alors que vous distinguiez s’élever sa main qui, s’approchant de votre dessin, y posait la pointe d’un crayon tenu comme un pinceau. Là, le temps était suspendu. Il vous regardait, vous le regardiez, et de sa voix posée vous entendiez son évaluation, exprimée avec parcimonie, alors que la mine du crayon commençait à dessiner au coin de votre dessin, d’une main presque tremblante, une forme droite et sinueuse qui se révélera être votre note. Suivait un silence et, après s’être légèrement redressé, esquissant un sourire, ses yeux toujours pétillant quittaient désormais les vôtres pour se poser sur ceux de l’autre chef d’atelier, qui ne pouvait qu’acquiescer ; enfin, il se dirigeait vers l’étudiant suivant, au même cérémonial s’y pliant… Adossée à un pignon minéral (donnant sur la rue des Lingères) où une cascade de panneaux de verre, dessinés de lignes droites et sinueuses, verse de vasques en vasques de courtes respirations silencieuses, cette façade me fit l’effet « miroir » du personnage que j’ai gardé en mémoire : prétexte à illustrer cet hommage.

En 1959, Marot fonde avec Daniel Tremblot leur agence (MTA). Au préalable, il s’était distingué avec l’église Saint-Agnès (1957) à Fontaine-les-Grès (Aube) pour laquelle il reçut l’Équerre d’argent et, plus tard, en collaborant à la réalisation de Marina Baie des Anges (1969-1993) à Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes). Ensemble, à Paris, ils réalisèrent – entre autres – la résidence de standing L’Estérel (1978-1982, 12e) et, sur les hauteurs de Nice, leur chef-d’œuvre, la villa Arson (1972), école d’art labellisée « Patrimoine du XXe siècle ». Mais Marot fut aussi, dès 1965, un enseignant engagé… Aussi, je me souviens, alors que je progressais péniblement dans mon cursus étudiant, un à-côté de cet engagement. C’était, il me semble, après la présentation d’un projet et nous étions – comme il se doit – au bistrot d’en bas. C’est alors Marot vint nous rejoindre, pour discuter un peu, certainement. Derechef, nous lui proposions un demi, qu’il accepta et bu en trois gorgées rapprochées : on était sciés. Alors qu’il s’essuyait la bouche du revers de la main, on lui fit signe que ça se doublait. « Allez ! », dit-il platement ; les bières arrivèrent, et on bavarda d’autant. C’était ça aussi Marot, lui qui jadis fut dans les petits papiers de Max Querrien et qui, parallèlement, s’engagea (au-delà d’anecdotiques à-cotés) à une réforme de l’enseignement, il était là assis à une table de bistrot à discutailler et siroter des binouzes avec ses étudiants, la relève. Reflets à la fois d’un prestige contenu et d’une empathie dissimulée… Concernant notre bâtiment, quelques intentions. L’esprit du plan de masse : une « faille » (2 façades de verre se réfléchissant l’une l’autre) comme trouée piétonne de la ville au parc (et ouvrant sur sa diagonale), ad augusta per angusta. L’écriture des façades : des tonalités concordantes avec celles des arcades du forum en décaissé (de Vasconi et Pencréac’h) et des « girolles » d’acier et de verre (de Willerval et Prouvé) alentours, c’était un temps où – comme le disait Eupalinos (de P. Valery) – les architectures chantaient, parées des attributs de la modernité.

Architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux, Marot fut aussi chargé du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur du Marais (avec Arretche) puis de la conservation de l’Arc de Triomphe et de la villa Médicis (Académie de France à Rome)… Aussi, je me souviens, il y a de ça quelques années à une exposition de dessins d’architectes lors d’un Carré Rive Gauche, qu’il se soufflait – parmi les quelques enseignants seniors ici réunis – que Marot (si sa santé le permettait) viendrait y faire un saut. Et je crus entendre, dans leurs bouches comme jadis dans les nôtres, que ce « Marot » semblait avoir valeur de référence, et reconnaître sur leurs visages une appréhension similaire à celle que nous connûmes lors de nos corrections. Manifestement, que l’on soit étudiant ou architecte confirmé, par sa seule présence, son regard et ses silences, lorsque Marot s’approche de votre dessin, un certain pincement vous étreint. Par-delà les années, et sa carrière loin derrière, sa notoriété restait intacte : le sceau Marot… De retour en la rue Berger, quelques dates. Mai 1967, portant sur un périmètre de 43 ha, au pré-concours pour Les Halles dit des « 6 maquettes » MTA (considéré comme des novateurs, car Marot fut aussi un moderne) est en concurrence avec Arretche, Charpentier, Faugeron, de Marien et l’AUA. Décembre 1979, pour les projets « Orion » et « Pont-Neuf » d’hôtel et de logements, la SemaH (Société d’économie mixte d’aménagement des Halles) retient Marot. Mai 1981, le permis de construire est délivré [NB : deux ans plus tard, un nouveau promoteur mettra dans les pattes de Marot… leur architecte]. « Patience et longueur de temps… » !

D’autres chefs d’ateliers lui succéderont et, à ce titre, je ne manquerai pas de nommer l’excellent Marco Tabet qui nous quitta trop tôt. Mais enfin, comment succéder à une sommité, si ce n’est dans l’intranquillité. Autant le temps estompe la vivacité des souvenirs, qu’ils soient divertissants comme ceux évoqués ici, autant il n’altèrera pas l’impression – l’empreinte – indélébile de ce Monsieur, du personnage, de cet homme de qualité : Michel Marot (1926-2021), architecte et enseignant.

LFAC

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