Les Espaces d’Abraxas, rue du Clos des Aulnes (Noisy-le-Grand, 93).
Livrés en 1983 par Ricardo Bofill.
D’abord, on est – forcément – sous le choc. Puis, sensiblement, quelque chose nous attire et, une fois engagé, on aimerait s’y perdre… peut-être gagné par le vertige, ou l’ivresse. Ici, tout s’impose à nous : sa monumentalité, son esthétique historiciste frisant le paroxysme, et la théâtralité de l’aménagement des espaces paysagers au cœur de la réalisation. L’ensemble se visite comme une séquence dont il ne manquerait à la scénographie qu’une illustration musicale ; mais l’architecte, tout chef d’orchestre (et parfois demi-dieu) qu’il est, ne peut pas tout : il ne fait que bâtir des espaces à vivre (si lourde tâche soit-elle). Face à ce semblant fastueux à l’allure quelque peu baroque en ce début des années 1980, tout visiteur – s’il est normalement constitué – ne peut que rester coi car il s’agit là… de logements sociaux. Eh oui, parce que la politique de l’architecte était alors de mener une réflexion théorique pour « upgrader » le logement social péri-urbain et d’élaborer un processus pour la mettre en œuvre. Bien lui en a pris, notamment ici à Noisy-le-Grand ! Bienvenue aux Espaces d’Abraxas : œuvre de Ricardo Bofill.
Comme nous ne voudrions faire doublon avec les extraits de la succincte bio de Ricardo Bofill (1939-2022) publiée le 1er janvier 2023 dans « Construire l’impossible » où nous avions mis en une les logements sociaux Les Colonnes livrés en 1985 (place de Séoul, 14e), nous nous contenterons de signaler ceci. Cet ensemble, dans le CV de l’architecte, suit naturellement celui des Arcades du Lac (Montigny-le-Bretonneux, 78) livré en 1982 où, réanimant l’imaginaire associé aux ponts habités médiévaux, il réalisa sous l’apparence d’un monumental viaduc des logements mixtes (réunissant HLM, accession à la propriété et pavillonnaire) pour coller à son intention de bâtir – ici encore – un « Versailles du peuple ». Aussi, et pour les curieux en syncrétisme, sachez que le terme « abraxas » désignerait les 365 émanations divines ; sauf que pour Hermann Hesse ou Carlos Santana, respectivement romancier et rocker, il s’agirait plutôt d’un Dieu alliant le divin et le démoniaque alors que chez Thomas More « Abraxa » n’est autre que le nom de la région conquise par le roi Utopus. Enfin, pour Ricardo Bofill…



C’est dès 1973 du côté de Saint-Quentin-en-Yvelines que, pour Bofill disions-nous, 1.200 logements devaient constituer La Maison d’Abraxas ; quatre ans plus tard – le démon l’emportant sur le divin ou inversement – elle se métamorphosera en Arcades du Lac. Mais c’est avec son merveilleux Walden 7 (dans la banlieue de Barcelone) que l’architecte livra, en 1975, sa première utopie architecturale. Là à Noisy-le-Grand, à l’époque un secteur d’aménagement de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée, l’ampleur du projet est d’environ 47.000 m2 pour sublimer quelques 550 logements sociaux et, à la sortie de l’autoroute A4, un hexagone urbain et routier fut créé. À l’est, une gare RER (sur la nouvelle ligne A) et à l’ouest, ex-nihilo, Les Espaces d’Abraxas. Quelques centaines de mètres au sud-est, les aficionados du Taller (son « agence ») ne manqueront certainement pas de visiter les Arènes de Picasso – surnommés les « camemberts » – livrées deux ans plus tard par Manuel Núñez Yanowsky, son ex-bras droit. Revenant au dieu Bofill, qui reconstitua une partie de son équipe pour adopter une nouvelle méthode de travail, de ses émanations divines disons qu’au commencement était : à ville nouvelle, nouvelle esthétique. C’est-à-dire, créer une dynamique d’expansion urbaine (une centralité et un axe) et, puisque « la ville n’est autre qu’un objet architectural », y représenter les éléments constituant une modernité intemporelle – inspirée des grands anciens (É.-L. Boullée, C.-N. Ledoux ou J.-J. Lequeu) – par la renaissance du classicisme via un procédé moderne et économique, la préfabrication.



Réunis en une vaste place aux multiples entrées, Les Espaces d’Abraxas s’organisent sur un axe est-ouest en une trinité d’unités bâties : le Palacio, l’Arche et le Théâtre ; trois gestes architecturaux symboliques piochés dans la grande histoire de l’architecture. Le Palacio… ou comment ne pas être impressionné par ce bâtiment massif haut de 18 étages et regroupant pas moins de 400 logements, foisonnant d’inventions architecturales stylistiques (re-visitant des éléments tels que arcs, colonnes, triglyphes, etc.) qui lui donnent tant et tant d’entrées de lecture ! Très épais, il est creusé en son milieu d’une large et haute galerie en encorbellement distribuant des passerelles extérieures couvertes et des escaliers à claire-voie. Enfin, sa forme en U annonce la suite du programme en s’ouvrant sur un vaste espace, agrémenté de jardins, où l’Arche trône au centre. Celui-ci, modeste par rapport au précédent puisqu’il regroupe 20 appartements sur 9 étages, n’est autre qu’un arc de triomphe habité ; par sa situation et la perspective visuelle qu’il offre, il est aussi le point de fixation (et d’orientation) de ce micro-urbanisme reconstitué. Et pour mieux le mettre en scène, l’architecte dessina à ses pieds un vaste amphithéâtre aux gradins engazonnés que vient fermer le Théâtre. Bâtiment peu épais en forme d’hémicycle, lui aussi sur 9 étages, il abrite entre ses deux façades aux allures distinctes 130 logements en double exposition : l’une concentrique, vers l’Arche et le cœur des Espaces avec la façade intérieure du Palacio en fond de scène au-delà des gradins et des jardins, et l’autre rayonnante, vers le soleil couchant. Enfin, l’ensemble gagne aussi en sensibilité grâce à la poétique du béton – remplaçant l’antique pierre de taille – ici mis en œuvre : en y introduisant subtilement des oxydes, Bofill obtint des textures aux teintes allant du bleu-violet à l’ocre clair conférant à l’ensemble une atmosphère singulière.



Et en misant sur la préfabrication, pour composer un assemblage symétrique de formes géométriques simples, l’architecte sut mettre en œuvre – après d’intenses réflexions théoriques – un procédé qui lui permit de faire du logement de masse (donc à grande échelle) sans avoir recours à la typologie des barres des grands ensembles et leurs chemins de grue. Sa logique intellectuelle, sociale et créative, l’emmena donc naturellement vers cette théâtralité des lieux pour un public jusqu’alors déconsidéré et plafonné en qualité architecturale. D’ailleurs, certains ne s’y trompèrent pas : ce fut aussi le décor de quelques films généralement dits de « science-fiction »… c’est dire la qualité de l’expression architecturale ici déployée : une expression qui voyagerait dans le temps.
LFAC
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